Les fenêtres étaient trop rouges par Gérard Allibert.
LES FENÊTRES ÉTAIENT TROP ROUGES
Ah, mon cher André, tu m'apprends que tu aurais pu être "Propriétaire" ... au Contadour ! (voir les notes du billet de ce 16 octobre). En ces endroits fréquentés par les renards (j'y ai vu récemment une biche affolée fuir éperdument en droite direction vers les aboiements furieux des chiens de la battue. On dit, je crois, « se jeter dans la gueule du loup »... mais, évidemment, les loups dont il est question ici, et malgré les apparences, ce ne sont pas des chiens) en ce donc vaste domaine qui touche le ciel, un "Titre" de propriété vaut Marquisat. T'en voilà regrettablement dépouillé, je le regrette sincèrement. Par pur égoïsme évidemment.
Car à cette heure, j'en suis intimement persuadé, les murs du Jas des agneaux seraient solidement remontés. Nous y ferions griller la côtelette à Pâques en y écoutant, au diable l'avarice et les avaricieux, la Cantate 147 de Bach sur un vieil électrophone (ceux-là nécessitaient néanmoins un diamant pour nous faire entendre les voix mystérieuses !). Dans le doute, j'y opèrerais pour ma part le même discret petit retrait que Giono ... ce qui n'enlèverait cependant rien à notre comble de petit bonheur partagé.
Mais voilà, tu n'es pas propriétaire au Contadour. Adieu vaches, cochons, couvées ... et cerf par-dessus le marché (qui se souvient que c'est Bobi qui en a ramené ici le grand ancien de la dynastie ?). À cause donc de ton satané (tu voudras bien m'excuser le mot) grand-père maternel, le Philibert Moutte ... lequel (sans vouloir te peiner encore ... mais de mon point de vue, et dans une stricte perspective littéraire, l'idée peut se défendre : j'y viendrai d'ici peu) a préféré servir de modèle, sur pieds (... et poings liés), à l'olibrius dont je viens de citer le nom. Le sieur Giono, cela va sans dire.
Puisque tu m'apprends donc, avec ravissement (pour moi ; à nouveau désolé ... pour toi), que ce Philibert fut donc mannequin de premier rang dans le cabinet de couture du modéliste manosquin !
Tu te doutes bien Dédé que je ne m'avance pas à la légère, que j'ai des preuves. Sonnantes et trébuchantes. Du reste, tu ne les ignores pas. Mais bon, le document est si beau que j'aurai plaisir à en recopier ci-après quelques extraits pour le bonheur commun, celui que - faute de côtelettes - il est bon de partager : je veux bien sûr parler de Monologue, cette extraordinaire nouvelle qui ouvre le non moins extraordinaire recueil qui porte pour titre générique Faust au village.
Pour bien faire (encore que je ne sois pas persuadé d'un meilleur rendu à l'écran) il me faudrait scanner ici plusieurs pages de ce texte somptueux. Cela m'est impossible : mon exemplaire d'usage est bien trop souligné (vieil enthousiasme juvénile) ... et les soulignages (outre que c'est un vice qui relève de l'intime) ça nuit inopportunément à la lecture de l'autre. Quant à mon exemplaire sur "grand papier" (140 exemplaires seulement) il demeure (et demeurera) ... non coupé : face au temps qui passe - comment oublier la bibliothèque d'Alexandrie ? - les feuillets se tiennent ainsi, solidaires, plus durablement par la main.
Me reste donc à recopier (m'y voici enfin !) quelques-unes de ces superbes preuves sonnantes et trébuchantes. Ce qui (pour ceux qui en ignorerait l'ensemble) présenterait au surplus l'avantage de possiblement leur instiller l'irrésistible besoin de se procurer au plus tôt le texte intégral ... ce dont on ne saurait les blâmer !
Musique, Maestro !
Vers dix-huit cent et quelque on passait par-là pour aller à Saint-Vincent, Montfort, Les Omergues, Noyers. Maintenant, avec les autos, on a plus vite fait de faire le tour. C'est à cette époque qu'on a construit l'auberge (...)
D'une chose à l'autre on commença à jouer de l'argent et tout de suite gros jeu. Les fenêtres étaient trop rouges : les paysans ne purent pas résister, ils entrèrent (...) À la fin, à l'Iverdine, les terres se sont redistribuées plus de cent fois; les héritages sautaient de tête en tête, les fortunes claquaient d'une main à l'autre comme des balles de balle au camp. Tu partais d'un chez-toi : tu revenais le matin faire sortir ta femme et tes enfants de lits qui ne leur appartenaient plus. Tu avais en main une ferme avec tout son matériel : tu n'avais même plus de souliers pour foutre le camp. Tu entrais valet, tu sortais patron. Tu arrivais en te faufilant; tu partais : il fallait qu'on t'ouvre les portes cochères : sur un boghei, traînant un tilbury à quoi était accroché six, ou huit, ou dix, parfois vingt chevaux de cent écus chacun. Une caravane. Cocagne.
Dans une même nuit, souvent dans une heure, tu avais ta ferme, puis trois fermes, puis cinq fermes, et deux châteaux, et deux cents journals de terre, puis même plus de quoi t'allonger à l'ombre pour la sieste, puis encore une ferme, et deux, et trois, et jusqu'à dix ; et les terres se cousaient les unes aux autres ; tu n'avais même plus, entre deux levées de cartes, le temps de te rendre compte jusqu'où allaient tes frontières ; et ça tombait d'ici, et ça tombait de là, et le roi de carreau te flanquait trois prairies en plus entre les pattes, et l'as de trèfle te construisait deux hangars, cinq étables, deux bergeries ( dont le Jas des Agneaux ... ndt), te faisait rentrer les bêtes, te foutait des vaches, des brebis, des chevaux, des balles de foin à ne plus savoir où les fourrer (...)
Tu étouffais ; tu en avais des larmes de bave ; tes yeux tournaient comme des moyeux de roues ; tu claquais des doigts, sortaient des rois, des reines, des valets, des as toujours à point (...)
Eh non ! Jamais personne n'a rien emporté de semblable. On prétend que, mais ça n'est pas vrai, une balançoire, voilà ce que c'est. Le ventre qui vous remonte dans le cœur ; le cœur qui vous coule dans les souliers ; ainsi de suite ; et ça suffit. Je vous assure qu'on y prend goût. Il ne faut pas oublier que dans ces coups de balançoires, chaque fois il y a une nouvelle redistribution des biens de ce monde. (...) On les rejoue ; on les remet en question. Ce n'est pas respirer qu'on veut : c'est perdre le souffle.
Respirer est nécessaire, mais qui se distrairait à respirer ? Perdre le souffle remet tout en question ; il semble que la curiosité va être enfin satisfaite. C'est la bouteille à l'encre ; avec quoi tout peut être écrit d'une nouvelle façon. Le vrai jeu, c'est tout sur une carte.
(...)
Tu ne respires plus. Tu vois noir. Selon la figure qui va tourner, tu verras de nouveau clair mais jamais plus comme avant : les hommes seront comme des montagnes ou comme des poussières. Là, tu as une chance d'être !
On n'est jamais ; même là. Mais pendant que la carte tourne, le temps d'une seconde, on peut croire que c'est possible. Cette seconde distrait ; enfin ! Tu ne respires plus : ce n'est plus la peine.
(...)
Jean Giono, Monologue (extraits) dans Faust au village. Gallimard, 1977.
... et dire que les nouvelles (elles sont toutes du même calibre, si j'ose dire !) de ce Faust au Village sont restées longtemps confidentielles et n'eurent droit à la collection blanche que sept ans après la disparition de leur auteur.
Monologue, par exemple, n'était ainsi parue en pré-publication que dans la seule revue de La Table Ronde, dans le numéro de juillet 1950, coincée, au surplus, entre les pages 84 et 95 de cette périssable livraison.
Forcément, cela a nui, André, à la renommée de ton auguste Pépé Moutte.
- M'excuseras-tu alors (humour non mis à part) de l'avoir un peu commémoré ici ?
...
PS : L'atmosphère des Joueurs de Morra ne correspond évidemment guère à celle, nocturne, que Giono prête à l'auberge de l'Iverdine. Mais l'occasion était trop belle de remettre à l'écran ce chef-d'œuvre majeur (le plus représentatif peut-être ... voire le plus grand) de la période solennelle.
...
* Journals (ou ouvrées) n'est, on l'imagine aisément, pas une faute d'orthographe gionienne. Elle correspond(ait), au singulier, à une surface labourable par un homme en un jour, soit 34.284 a (!!!).
*
Oui, cher Gérard, ce grand-père patriarcal, le Philibert Moutte, a sûrement été le (top !) modèle de l'écrivain. Je me souviens que ma mère me disait qu'il embauchait ses enfants pour planter les lavandes, dans la caillasse, à la cheville à bout ferré. Et elle ajoutait, tout à fait désolée : « On avait encore les ampoules dans les mains d'avoir chacun tellement forcé sur cet outil qu'on apprenait de sa bouche que la pièce de terre en question (et les lavandes avec !) n'étaient déjà plus à nous ! Passées chez les Merle ! »
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