Ciels, terre et rêve par Jean Benoist.
Ciels, terre et rêve
En clôturant son beau livre Pour saluer Fiorio, André Lombard évoque un des derniers jours du peintre, quand, assis près de son lit, il lui demanda à quoi il pensait : « Je le vois encore tourner vers le mien un visage étonnant, étonné, et me répondre simplement, très doucement : “Je pense à Cimabue”. Ainsi, à quelques heures de sa mort (…), son être tout entier restait tourné vers la peinture. »
Cimabue, c’est l’accueil dans un au-delà tendre, au cœur de la foi absolue du treizième siècle, quand, de la Flandre à l’Italie, les personnages immatériels du monde divin se détachaient sur un ciel d’or. Pensée ultime, tournée vers cette Italie qui semble avoir imprégné l’œuvre de Serge Fiorio.
Maesta de Cimabue
Mais ce monde rêvé du mourant était le point ultime de son chemin de rêves. Il l’a suivi toute sa vie. Sa peinture n’est-elle pas le portrait de ses rêves ? Le ciel n’y est pas d’or ; les paysages y sont faits d’arbres, de champs, de maisons et d'animaux ; les gens ne sont pas immatériels. Et cependant, comme lors de cette soirée qui précéda sa mort, la peinture qui hantait son regard allait au-delà de l’immédiat, une peinture qui n’a jamais « représenté » mais créé un monde.
Et devant ces œuvres, comment ne pas sentir que le peintre portait en lui, comme un héritage, la trace des rencontres qui avaient construit son regard ? Devant ces tableaux, spontanément, ce n’est plus Cimabue qui se présente à moi, mais un autre peintre italien, un peu plus tardif, du début de la Renaissance, Uccello.
Profonde parenté, sans doute inconsciente, héritage incorporé dans le dessin et dans le choix des couleurs. Le cheval de St Georges saisi dans sa marche et cependant figé à jamais dans une attente, le tracé des jardins et des champs, la netteté des personnages du Miracle de l’hostie, ou de L’Adoration des Mages appartiennent au même monde rêvé, qui semble prêt à devenir réel.
St-Georges terrassant le dragon de Paolo Uccello.
Ce rêve est en fait un demi rêve, mêlé au monde qui filtre par les yeux entrouverts. Ce n’est pas le portait de la Provence qui passe alors ; mais la Provence est là, la rude Provence de l’arrière pays, celle que la montagne de Lure clôt au nord. Elle donne au rêve ses couleurs et ses formes, mais le monde dont sont faits ces couleurs et ces formes est un monde intérieur, porteur à la fois d’éblouissement et d’angoisse.
Regardons le ciel dans les tableaux de Fiorio. Il peut être fait de l’immense bleu provençal. Il happe alors le regard. Le sol, qu’il soit de neige ou d’été est une piste d’envol vers ce ciel.
Et il y a aussi les ciels gris, les ciels couverts. Les volutes de cette tenture de nuage surplombent le tableau, et sur cette scène de théâtre, la terre seule retient le regard. Terre de plantes et d’arbres, terre de maisons et d’hommes. Ce ne sont pas là des paysages issus de la nature, mais un espace où la nature est alors un décor, tandis que l’important ce sont ces maisons, ces gens, ces arbres, ces lumières et ces ombres.
Le ciel clos place le monde terrestre au cœur du tableau. Il concentre l’acuité du regard, que ce soit en face d’un lieu qui demeure imaginaire ou de personnages dont on devine l’histoire de légende.
Mais, du moins est-ce mon cas, jamais le regard ne demeure inerte ; il est saisi par un appel, message informulé mais totalement enveloppant qui fait du tableau le reflet d’un souvenir dont on garde l’inaltérable présence.
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Depuis plusieurs siècles, ils ont été nombreux ces peintres qui, loin des académies, ont déposé leurs tableaux dans l’univers en marge des cités qui, entre Provence, Piémont et Savoie, va de la Méditerranée au lac Léman.
Dans son récit Le Déserteur, Giono conte la vie de l’un d’eux, dont on ne sait d’où il venait, mais qui portait en lui leur vision du monde.
Ne faisons pas à tout prix de Serge Fiorio l’un de ces peintres. Il n’a pas été hanté par la peinture religieuse ; il a fait peu de portraits. Mais entrelacée avec l’écho des peintres de la Renaissance, il y a en lui une parenté avec ceux qui ont décoré les vallées piémontaises et savoyardes. Certains ont suivi à travers les Alpes le chemin de migration qu’avaient suivi ses ancêtres, entre Piémont et Provence, et ils ont orné les vallées alpines.
Et la personne de Serge Fiorio, sa vie, les sentiments qu’il a inspirés à ceux qui l’ont connu s’accordent pleinement avec ces peintres, artisans sans prétention mais créateurs inspirés. Ses tableaux ont avec les leurs l’affinité qui existe entre les visages des membres d’une même famille, dans les couleurs, dans les vêtements souvent intemporels des personnages et dans leur pose. Et cela dit leur sincérité : ils ne sont pas faits pour « faire un tableau » ; ils impriment durablement sur un écran l’image d’un monde intérieur dont les paysages, les gens, les scènes sont le langage.
Dans sa préface au Déserteur, Henri Fluchère note : « Le profil des collines, les couleurs changeantes des bois, la tapisserie des tuiles, la prise de possession bien assise et sereine d’une ferme trapue au milieu des labours, les frondaisons exquises des saules ou les ondoyantes ramures des oliviers argentés, personne ne le racontera mieux que Giono. »
Personne ne le montrera mieux que Serge Fiorio. Toutefois, comme l’écrivain, avec ces profils et ces couleurs, il ne fait jamais du « local ». Sa Provence est un lieu de l’universel comme la Toscane de Vinci ou la Sainte-Victoire de Cézanne. En rien, il n’est « régionaliste ». Pas plus que sa spontanéité, sa distance vis-à-vis de toute école ne fait de lui un « naïf » ; il est peintre, et il dit son monde.
Tout ce que je viens d’écrire n’est pourtant qu’intuitions, que propos qui doivent plus à la sensibilité qu’à l’analyse.
Mais n’est-ce pas vers cette mise de la sensibilité à fleur de vie que nous pousse cette peinture, par sa continuité rêvée avec le monde ? Non pas avec la quête de la beauté, non pas avec de l’artifice. La plongée dans un de ses tableaux, fait entrer en nous le regard qu’il posait sur le monde, sur ce qu’il a de doux ou d’agité, de paisible comme de terrible. Car sa Provence, comme toute la terre des hommes, n’est pas seulement terre de lumière mais est aussi terre d’âpreté, d’angoisse, d’hallucinations.
Et la grande Souche qui semble vivante devant une terre figée fait plus penser à une pieuvre sur un fond marin qu’à un coin innocent de la campagne provençale.
En cela, Fiorio n’est pas le peintre d’une région. C’est la région qui est sa voix pour dire l’universel.
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Œuvres complètes téléchargeables de Jean Benoist dans Les Classiques des sciences sociales.
De François-Mangin-Sintès :
« L'article de Jean Benoist : un texte capital, un grand texte, un texte parmi les plus beaux et qui s'ajoute à ceux que tu as écrits, bouleversant de vérité, d'exactitude et de reconnaissance admirative, un texte à déployer comme un étendard au dessus de l'œuvre du peintre. »
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Traduzione a cura di Agostino Forte :
Cimabue, è l'accoglienza in un aldilà benevolo, al cuore della fede assoluta del tredicesimo secolo, quando, dalle Fiandre all'Italia, i personaggi immateriali del mondo divino campeggiavano su un cielo d'oro. Pensiero ultimo, volto a quell'Italia che sembra aver impregnato l'opera di Serge Fiorio.
Ma questo mondo sognato dal morente era la stazione ultima del suo cammino onirico. Egli lo ha seguito per tutta l'esistenza. La sua pittura non è forse il ritratto dei suoi sogni? Nessun cielo d'oro; i paesaggi sono fatti di alberi, di campi, di case e di animali; le persone non sono immateriali. E tuttavia, come durante quella serata precedente la sua morte, la pittura che abitava il suo sguardo andava aldilà dell'immediato, una pittura che non ha mai « rappresentato » un mondo ma lo ha creato.
Si guardi il cielo nei quadri di Fiorio. Può essere fatto dell'immenso blu provenzale. Perciò ci afferra la vista. Il suolo, vestito di neve o d'estate, pare una pista di decollo verso quel cielo.
Il traduttore, si sia pazienti con lui, aggiunge alcune righe che gli sono parse, in qualche modo, doverose e fortunate. Doverose perché, a suo dire, possono rendersi quali ulteriori chiavi interpretative, evocazioni aggiuntive ; fortunate, poiché incrociate inaspettatamente nel corso del lavoro. Non intendono dunque appesantire né confondere il testo di Jean Benoist. Semplicemente lo vogliono accompagnare con la maggior discrezione possibile. In punta di piedi ci vien da dire:
« L'arte non ripete le cose visibili, ma rende visibile »
[Paul Klee, La confessione creatrice]
« ... la strada verso la verità si trova separando la realtà dalla fantasia. Ma non potrebbe essere altrimenti? E se la verità trovasse dimora nell'unisono tra esperienza e immaginazione, in un mondo in cui siamo vivi e che è vivo per noi? »
[Tim Ingold, Antropologia. Ripensare il mondo]
« A ciascuno è concesso di trovare la propria strada nell'intrico di piste, ma è l'intrecciarsi di ogni singolo percorso in un unico paesaggio che produce una conversazione unitaria »
[Tim Ingold, Antropologia. Ripensare il mondo]