La Grande Souche.
Ce que j'écrivais dans le billet d'hier — à propos, non de mimétisme, mais d'intégration, d'accord, d'osmose, des œuvres avec le milieu de vie du peintre — se retrouve également applicable à La Grande Souche sur cette photographie d'extérieur.
L'œuvre n'ayant pas de ciel, le ciel réel prend le relai, en tient lieu. Le fond de paysage visible à droite est automnal comme l'est celui représenté dans l'œuvre, et s'y accorde parfaitement : La Grande Souche pourrait tout aussi bien avoir été tout simplement l'objet — on peut l'imaginer — d'un effet de zoom sur le paysage réel qui ainsi nous la révèle, quelque peu archimboldesque, portraiturée dans ses plus beaux atours.
Dans le contenu des deux pages que je consacre à cette toile majeure dans Pour saluer Fiorio, Serge raconte lui-même, avec ses propres mots, les circonstances bien particulières de la belle découverte qu'il en fit :
Des Souches, Serge n'en avait encore jamais peint. Nous sommes toujours en 1960, date pour laquelle il déclare : Effectivement, ma peinture a connu à ce moment-là un renouveau formidable !
Gageons que l'apparition de La Grande Souche en fut la base, à la fois la base et le sommet, selon mon propre sentiment. L'histoire de cette belle toile commence pourtant comme qui dirait au ras des pâquerettes, avant qu'elle ne devienne in fine œuvre majeure dans la peinture de Serge : C'est en gardant les moutons, assis, que je découvris tout ce qu'il restait du bel amandier — mort foudroyé — après qu'Aldo et moi en eûmes récupéré le bois : une souche en premier plan sur le paysage, bien lourde sur le sol et envahie de plantes... Je restai saisi par l'insolite et la force de ce spectacle !
On imagine un flash où, soudain, conscient inconscient focalisent leurs énergies sur une image centrale ; et pour un peintre à ce moment-là c'est du tout cuit ! , comme familièrement en témoigne Serge. L'œuvre est donnée. Elle surgit, toute entière dans sa composition, son contenu, son esprit.
Alors ici, sur un ciel de collines en vue plongeante, le peintre fait régner et rayonner — paysage sur le paysage — La Grande Souche en animal mythique, emblématique de son univers.
Et, comme à chaque fois où une toile incontestablement plus forte voit le jour, émerge, à n'en pas douter, intérieurement un seuil a été franchi, un palier atteint, haussant l'artiste à un nouveau foyer de création.
Chef-d'œuvre d'unité par les contrastes, cette irréfragable renaissance à qui la mort sert de support nous rassure face à ces astres affolés qui parfois tournoient dans les ciels de Van Gogh. Cela dit, on pourrait gloser à l'infini devant cette œuvre, comme on peut le faire, par exemple, devant l'un des vingt-deux arcanes majeurs du Tarot de Marseille ou devant la représentation d'un mandala, qu'affectionnait C G Jung.
On pourrait aussi essayer de poser directement au peintre les questions les plus pertinentes en apparence, comme le fit innocemmment une visiteuse :
—Monsieur Fiorio, n'y a-t-il pas ici une arrière-pensée philosophique ?
— Non Madame, je ne suis pas philosophe, je suis peintre !
— Et là, sont-ce des symboles ?
— Je ne mets pas de symboles, je peins !
— En tous cas, c'est bien joli !
La petite joute oratoire aussi, avec sa chute qui, visiblement, amuse encore beaucoup Serge mimant la scène pour mieux me la raconter.
Devant La Grande Souche, tout particulièrement, volontiers je me rallie et m'en tiens à ce qu'écrit Claude-Henri Rocquet dans son Goya à l'entrée du chapitre Quinta del sordo :
Rêver la peinture, rêver pour la voir, l'entendre.
L'interprêter comme on intrerprête les rêves.
Et le sens du rêve, ou de la peinture qui lui est analogue, n'est pas de l'ordre du syllogisme, il n'est pas de nature linéaire ; il est de l'ordre de l'analogie, du réseau, d'un réseau infini d'analogies, de métaphores, d'allusions. Il est de l'ordre de l'édifice et de l'écho, du miroitement, de l'entrelacs. Il est musique. Il est polyphonie. Jamais arrêté, jamais achevé. Le peintre, non plus que le rêveur, n'en est le maître ou l'interprête souverain. Il n'en possède pas la clé ultime. Il n'y a pas de clé ultime, de dernier chiffre, de traduction autorisée.
Nous ne voyons l'œuvre que dans le miroir que nous sommes.
L'œuvre opère en nous.
La photo ci-dessus de La Grande Souche ne date pas de 1960, année de sa réalisation, mais des années 80, par là, il me semble. Elle était revenue chez le peintre pour y être entièrement restaurée, ayant subi de très importants dégâts dus à un début d'incendie.
Accrochée sur le manteau d'une cheminée du côté d'Arles, La Grande Souche eut chaud, c'est le cas de le dire. La chaleur des flammes ayant fait cloquer la peinture, elle fut rapatriée d'urgence à Montjustin comme l'est un grand brûlé vers un centre spécialisé.
Serge me confia la responsabilité des premiers soins, c'est à dire faire sauter tout ce qui, carbonisé, venait sous une lame fine. Après quoi, jour après jour, il entreprit une laborieuse et minutieuse restauration qui lui redonna vie une seconde fois.
Cette Souche, la toute première que Serge ait peinte, est différente de toutes les autres, nombreuses, qu'il peindra encore par la suite — d'une toute autre ampleur. Se situant par nature à la frontière du réel et du fantastique et en tous cas au centre du mythe de la mort et des renaissances, n'était-il pas fatal qu'elle subisse — par un tout spécial baptême de feu, accidentel, certes — le sort qui, finalement, était bien le sien ?
Une gentille polémique vit alors le jour à Montjustin parmi les proches du peintre : certaines et certains préféraient La Grande Souche d'avant la restauration, d'autres l'adoraient dans sa nouvelle version. Je n'ai pas pu, hélas, dénicher une photo couleur de la première ; chacun aurait pu à son tour se faire une opinion.
Un message de Philippe Courbon :