Une lettre à Pierre Martel au sujet d'Aimée Castain. Pages 263 à 267 de Pour saluer Fiorio. 2011
Ne se reflète-t-on pas dans ceux que nous aimons ? Non, nous en sommes pétris autant qu’à notre tour pétrissons. Aussi, comme j’ai tenté de faire les portraits de Lucienne Desnoues et de Jean Mogin pour mieux mettre en lumière, en valeur, et préciser celui de Serge, je crois indispensable ici la présence d’Aimée Castain, bergère et peintre, sa proche voisine dans tous les sens du terme.
C’est dans les années 70, alerté par Pierre Martel – grand attentif devant l’Éternel à « ce que fabriquent les gens » autour de lui –, que Serge se rend au Gubian – le hameau qu’elle habite au Revest-des-Brousses –, la rencontre et visite son atelier rudimentaire. Une estime mutuelle s’établit aussitôt, entretenue par des visites fréquentes et régulières au cours desquelles Serge choisit et ramène chez lui des Castain, les y exposant pour la faire connaître dans son propre cercle d’amateurs. Il a la joie, bien souvent, de faire partager son enthousiasme pour des Scène d’intérieur campagnard ou des Paysans au travail ; sujets traités de façon très personnelle auxquels va sa préférence, et où il est vrai elle excelle.
Les raisons d’une sympathie et d’une vive attention portées à un autre peintre, autodidacte comme lui, entre autres traits transparaîtront, je l’espère, dans une lettre que j’adressai naguère à Pierre Martel, ami et découvreur d’Aimée.
« Mon bien cher Pierre,
l’autre jour, quand tu as lancé l’idée d’organiser « quelque chose autour d’Aimée Castain », nous badions (du provençal badar : rester bouche bée d’admiration) tous les deux devant les grands peupliers du Gubian qui est accroché face à la cheminée sur les murs de ta salle-à-manger. Puis, sur le chemin du retour, comme une flèche décochée, m’est revenu en mémoire l’une des toutes premières fois où je lui rendais visite pour voir sa peinture. Elle m’a ce jour-là donné, me semble-t-il, sinon l’une des clefs de son œuvre, tout au moins un éclairage significatif de ses raisons, de son pourquoi : c’est un rêve qu’elle me raconta – un cauchemar plutôt, revenant sans cesse dans ses nuits d’enfant –, cauchemar qui, rétrospectivement, nous fait entrevoir, deviner, la somme de forces et le courage que la vie lui a demandé de déployer. Elle y voyait le lourd manteau de Louis XIV – probablement celui dont il est revêtu dans le portrait officiel par Hyacinthe Rigaud illustrant son Histoire de France – lui tomber dessus et l’étouffer ! Là, on est en droit de se demander : « Quel rapport avec sa peinture ? » Il faut se rendre compte qu’avant d’être peintre et pour le devenir – elle le revendique d’ailleurs assez souvent elle-même avec véhémence, ce qui n’est pas innocent –, Aimée est une paysanne, une bergère. On comprend donc que le manteau soit une image sensible de son univers. Surtout, pour une bergère, celui d’un roi, et pas n’importe lequel !
Quand on va voir le peintre on tombe le plus souvent sur une femme qui a les mains dans une casserole de civada (d’avoine) ou qui tranquillement plume et bésuscle (passe à la flamme) un poulet. Tout cela est important, et même on va le voir, primordial.
En effet, si le manteau du Roi-Soleil peut encore, au début du vingtième siècle, hanter les nuits d’une petite paysanne bas-alpine, c’est bien que toutes les saloperies dictées par ce monarque – dont le manteau devient pour Aimée royal symbole d’oppression – se sont trouvées projetées allégoriquement dans le temps, et inscrites dans la mémoire du monde rural. Particulièrement dans celle de ses individus les plus sensibles, y poursuivant l’exercice d’un pouvoir destructeur. Mais ceux-là précisément – ayant plus de caractère –, inversant intérieurement les forces en font le moteur de leur vie. Aussitôt ils ont charge d’âmes. Ils se trouvent, sous peine de mort, oui, de décadence ou de maladie, devant un défi à relever et en quelque sorte devant ce qu’il faut bien appeler par son nom : une mission. Il s’agit pour eux, à leur suite, et noblement, de faire sortir du tunnel la catégorie de gens à laquelle ils appartiennent. On les voit, pour ce faire, devenir insensiblement, puis plus évidemment, de vivants flambeaux, ne connaissant plus, dans leur marche en avant, aucun répit. C’est pourquoi, Pierre, je n’ai pas été étonné quand – toujours au pied des grands peupliers du Gubian – tu m’as confié ton sentiment : « Il y a chez cette femme une forte spiritualité ! »
Et c’est vrai : tous ces jours de galère où il lui a fallu, seule ou avec son mari, troupeau en tête ou fourche à la main, ramer de toutes ses forces pour vivre et faire vivre, Aimée les a précisément, très précieusement, engrangés dans sa mémoire vive et nous les livre aujourd’hui de grand cœur, transcrits au pinceau en pages de Riches Heures.
Cela ne s’est pas fait tout seul, mais il est bien dans sa nature combative, dessinant la ligne de son destin, qu’elle ait éprouvé le besoin d’aller toujours plus avant dans son aventure, exprimant – ici et maintenant – par la couleur, toutes ses victoires au jour le jour ou de plus longue haleine.
Je la vois, en ses tableaux, ayant réellement réussi dans sa vie les diverses opérations alchimiques qui consistent à transmuter le plomb en or.
Mais au tout début de cette aventure, maintes difficultés, sur plusieurs fronts, apparurent à son horizon. Premièrement, celle de trouver du temps libre pour peindre. Je pense qu’avec son bon sens paysan, le rythme des saisons lui est venu en aide. N’est-ce pas, Pierre ? N’est-ce pas, Serge ? N’en a-t-il pas été également ainsi pour vous ? Deuxièmement, celle de trouver ou d’acquérir une technique, ce qui dans son cas ne pouvait être qu’invention – L’invention rurale ! Pierre, ça te dit quelque chose ? –, par nécessité. Restait, et ce n’était pas une mince affaire, à vaincre les mentalités. Non pas tellement celles de Paris ou d’ailleurs – puisque très malléables aujourd’hui en matière d’art, et dont à vrai dire Aimée n’avait déjà rien à faire – mais, ce qui peut paraître un comble et n’a rien du hasard, celles de ses pairs, les ruraux du coin. N’a-t-elle pas confié à Serge qu’à ses premiers essais, le calme Paul lui-même – son mari – s’irritait bien souvent de la voir « encore peindre ! » ?
Aussi ce n’est pas dans les salons d’une galerie à la mode que j’ai assisté à la vraie victoire publique d’Aimée et de sa peinture, mais durant trois jours de fête votive – la Saint Just ! – à Banon, son village natal. J’étais allé chez elle chercher trois toiles de grand format que j’accrochai aux murs du modeste café de mes parents. La fête commença. Quelques touristes anonymes admiraient, silencieux dans le brouhaha de la salle, et je me disais en passant près d’eux avec mon plateau de boissons : « Ça y est, chez ceux-là, Aimée a gagné ! »
Or, cette victoire n’était que le prélude à une autre, bien plus éclatante, bien plus certaine et manifeste : des paysans et des bergers, des artisans du village ou débarquant des villages alentour, dès le seuil, montraient les tableaux du doigt, s’en approchaient, voulaient les toucher, les touchaient comme des reliques insignes. Certains, parmi les plus âgés – je me souviens d’un ancien bouscatier –, levèrent leur bâton, le pointant sur telle ou telle maison du Banon en fête que j’avais intentionnellement choisi pour la circonstance. « Aquí es l’ostau dau Paraldi, aquí aquela dau Linsoulet ! » (« Ici, c'est la maison du Paraldi, et là celle du Linsoulet ! »)
Après ces premières manœuvres d’approche et de reconnaissance, leur restait à entrer dans le vif du sujet : « Sas ce que lo Cécèli aviá cavat un bèu matin dins la borno dei Brioux ? » (« Sais-tu ce que le Cécèli avait découvert un beau matin dans la grotte des Brieux ? »). Et ce fut tout un récit. La main d’une femme s’avança, faisant mine de peindre : « Lo marrit Mile eu perèu pintava…» (« Le pauvre Mile lui aussi peignait… ») Toute la vie du Mile y passa ! À partir de là, les histoires drôles, mystérieuses ou imaginaires, se donnèrent la main comme à la ronde, toujours en écho profond aux œuvres peintes, pendant qu’au-dehors éclatait en gerbes le feu d’artifice. Elles lui faisaient une couronne à cette peinture, lui posaient dans la langue de son pays natal et d’élection, le sceau de la reconnaissance populaire qui n’est pas la plus facile à obtenir. Il faut pour y parvenir le talent et l'authenticité. Deux choses essentielles qui font que la peinture d’Aimée Castain est bien plus précieuse à notre pauvre monde que l’exploit insensé d’envoyer tel engin hors de prix reluquer les anneaux de Saturne !
D'autant qu'il est de plus en plus rare, depuis les profondeurs de son être jusqu’au face à face avec le public, d’accomplir si pleinement sa vie. Sans jamais, ou presque, être sortie du canton !
Mission accomplie, Aimée déclare aujourd’hui avoir « lâché les pinceaux pour retourner couper des buissons ! » Mais son œuvre peint, lui, a maintenant passé heureusement toutes sortes de frontières ; tout cela rayonne et rayonnera. »