Je ne sais pas ce que tout cela va...
Évoquant un jour ensemble à l'atelier son œuvre de peintre - atelier où, je m'en souviens très bien, la pendule s'était, il y avait peu encore, arrêtée de battre, à deux jours près, en avance, de celui où, lui aussi à jamais, il s'arrêta de peindre - Serge m'avait tout à trac finalement déclaré, soulevant d'un coup une énorme question suggestive ; brûlant peut-être bien à ce moment-là d'entrevoir, je ne sais, quelque chose de l'avenir en s'imaginant peut-être pouvoir, plus facilement à deux, en lever un pan du voile : « Je ne sais pas ce que tout cela va maintenant bien pouvoir devenir. »
Bouteille à la mer ? Peut-être bien, car c'est bien l'unique fois en quarante années d'amitié que, me prenant à témoin, je l'entendais lancer pareille interrogation concernant son travail d'artiste. Il est vrai, là, à cette heure, en sa totalité, c'est-à-dire devenu son double éternel en quelque sorte, ou tout au moins sa tunique intime, intérieure, très personnelle, vouée à demeurer sur terre quand bien même lui, bientôt dessous, n'y serait plus.
Se projetant carrément dans le posthume par le vœu, le souhait, Bonnard n'hésitait pas à donner, lui, réponse à moitié à ce qui est au fond la même question sur le même sujet quand, devançant le temps par le biais d'une image, il déclarait lui aussi vers la fin : « Je voudrais arriver devant les jeunes peintres de l'an 2000 avec des ailes de papillon. »
Serge souhaitait-il à ce moment-là, en écho à ce qu'il m'avait dit, une tentative de réponse de ma part, ou se tendait-il la perche uniquement à lui-même, à lui tout seul ?
J'étais bien sûr tout aussi incapable que lui de formuler quelque réponse ferme, ne pouvant seulement faire, en pareil cas, qu'une hypothèse. Lui répondant, j'ai d'abord très certainement dû vouloir le rassurer, lui disant sans doute qu'en toute logique, « quoi qu'il arrive », son œuvre continuerait à vivre et à faire des heureux : ce qui se passe jusqu'à aujourd'hui ! Ce qui, je le savais, était à même de lui faire encore le plus plaisir parce qu'étant tout à fait dans la continuité du sens et du but de toute sa vie : rendre les gens heureux, lui y compris - sa peinture le lui rendit bien, en effet !
Ultime Fiorio : une trouée de bleu dans le ciel, du coup infini, d'un paysage de neige resté inachevé, huile sur toile, 33X24 cm, 2008.
Il s'interrogeait ainsi seulement quelques mois avant son départ définitif, un peu comme si, se sachant en bout de course, il éprouvait le besoin - métaphysique ? - de se retourner soudain sur le chemin parcouru ; le parcourant, non en le balayant en surface du regard, mais en le considérant en entier. Ou alors, qui sait, en en faisant peut-être bien l'équivalent de sa barque des morts à la façon de celles de l'Égypte antique, y étant lui-même son propre passeur. S'y soupesant lui-même en douce post-mortem puisque l'œuvre d'un artiste est du pur domaine de l'âme avant tout.
Ne dit-on pas qu'à l'ultime instant les mourants voient défiler toutes les étapes de leur vie ?
À la façon de mourir idéale que j'imagine pour un tel rêveur impénitent, Serge a peut-être bien, au dernier moment, vu défiler en rang serré toutes ses peintures !
Car n'est-ce pas lui qui avait dit aussi : « Il suffit que je ferme les yeux pour que tout s'éclaire ! » C'est bien lui.
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Revue Texture. Les coups de cœur de Jacques Ibanès