Portrait d'ouvrier. 1931.
Il faut commencer par éprouver ce qu'on veut exprimer.
Vincent Van Gogh.
Ce dessin pourrait être de Vincent, tout entier, et il s'agit pourtant là, bien reconnaissable, d'un Serge de première !
C'est que ces deux-là ont entre eux des atomes crochus, directement en leur art parfois, comme ici. Mais d'abord, surtout en leur âme. Pour Serge, Van Gogh est aussitôt un grand frère, une fois découvert. Et la belle admiration fervente qu'il portera ensuite pour toujours à son aîné est une alliée hors pair pour qui veut mieux comprendre et apprécier son œuvre à lui en ses profondeurs.
Pour le moment, en 1931, date de ce dessin - Serge a vingt ans à peine -, il ne le connaît sans aucun doute même pas, pas encore, trop éloigné qu'il est pour cela à Taninges de tout ce qui, de près ou de loin, touche à l'art et à son histoire - même celle encore toute récente puisque Van Gogh décède juillet 1890 : il est seul sur son île en ses fructueuses années d'apprentissages et c'est très bien ainsi pour son œuvre à venir. Malgré ce contexte, il est à remarquer que c'est cependant en un même esprit, avec des airs de famille assez évidents, que parfois ils s'expriment, se rejoignent directement avec force à travers ou par-delà le temps, le temps d'un dessin comme, par exemple, cet émouvant et rude portrait en buste.
Portrait d'ouvrier, crayon sur papier, 31x25 cm, 1931.
Le néant de beaucoup d'hommes illustres - politiciens surtout - n'a d'égal que la richesse de tant d'êtres anonymes, perdus dans la masse et qu'on ne connaîtra jamais. Ils sont la substance précieuse des sociétés. Les gens "connus", trop sots, sont appauvris à proportion de leur notoriété. Quant aux officiels, ce ne sont, en général, que des dépouilles ou des défroques. Jean Mogin.
Ce pourrait effectivement être un Van Gogh de l'époque où, après une formation de pasteur dictée par sa soif immodérée d'aimer, Vincent est appelé en Belgique, d'abord à Pâturage près de Mons, puis à Wasmes où il s'installe donc dans la région la plus déshéritée qui soit pour réaliser, dans ce sombre Borinage, son rêve d'Angleterre : devenir - « quelque chose entre pasteur et missionnaire » - prêtre-ouvrier en fait, en pionnier, en un temps où la fonction n'existait pas encore.
Noir de charbon lui-même, il dessine alors à la craie noire - à la craie noire, justement, comme du charbon - les mineurs parmi desquels il vit - logeant très volontairement dans une modeste cabane sans le moindre confort des plus indispensables.
Mais celui-là est un des valeureux ouvriers de l'équipe de carriers de la carrière de Taninges où, dès l'adolescence, Serge travaille d'entrée « de bon cœur » - comme il l'écrit lui-même -, ouvrier parmi les ouvriers, partageant également - mais, lui, sur une dizaine d'années à la file - tout de leur vie de travail à la dure.
Dessinée et vraiment peinte de l'intérieur - c'est le cas de le dire - La chambre des ouvriers mangeurs de polenta est bien entendu de ces temps-là, héroïques. Elle fait, en esprit, fraternellement écho aux fameux Mangeurs de pommes de terre peints par Vincent quarante-cinq ans plus tôt, aux Pays-Bas.
Je pense à Martel, grand portraitiste s'il en est devant l'Éternel, qui, s'il en a eu connaissance, s'est forcément enthousiasmé devant un tel témoignage d'humanité contenue en le portrait de ce carrier-là, tracé si simplement au crayon avec des moyens minimum, précisant ainsi une facette de l'autoportrait fidèle aux traits intérieurs du jeune ouvrier de la carrière de Taninges qui en est l'auteur.
Carrière de Taninges où les compagnons de Serge ne sont pourtant pas tous, loin de là, comme lui de première jeunesse : les services sociaux de retraite n'existant pas à cette époque, nombreux étaient ceux obligés de travailler jusqu'à tard dans leur vie pour, ayant charge d'âmes, faire face aux besoins matériels de leur famille restée a casa al paese, en Italie. Ce qui éclaire sur le pourquoi de l'âge visiblement avancé du modèle.
***