Où l'inspiration va-t-elle donc se nicher ? par Gérard Dressay.
Cher André,
Dans ton texte intitulé Un peintre religieux, ou pas ?, en date du 19 février 2014, tu écris de Serge Fiorio : « “Dieu, je sais pas !” aimait-il à dire ; encore moins "adhésif" à une religion toute faite. Mais, on le sait depuis belle lurette, c'est bien connu, les artistes véritables sont plus qu'eux-mêmes ! »
Je m'interroge sur cette formule, « Les artistes sont plus qu'eux-mêmes »... Comment un être circonscrit dans son humanité psycho-physiologique peut-il être plus que lui-même ?
Dans la perspective religieuse qui est la tienne, le paradoxe se résout aisément : sauf erreur de ma part, tu considères l'artiste comme un prophète, au sens biblique du terme, c'est-à-dire un être qui se fait l'écho de la parole divine, qui parle au nom de Dieu. On peut ainsi admettre que l'artiste exprime d'une manière générale plus que sa pensée propre, et qu'il le fasse sans trop être conscient du message qu'il véhicule. C'est ainsi que tu perçois Fiorio : inspiré par Dieu « à l'insu de son plein gré » (comme on a dit que Richard Virenque s'était dopé...).
Dans la perspective non dualiste à laquelle je souscris personnellement, ce propos n'est guère facile à intégrer.
Pourtant, c'est un fait : les artistes dans la plénitude de leur art mettent en jeu quelque chose de « plus » que les autres, quelque chose qu'ils sont seuls à apporter. On ne peut nier qu'ils semblent disposer d'une faculté de clairvoyance et d'aptitudes expressives qui échappent à la plupart et les mènent dans leur domaine sur la voie de l'excellence. C'est pourquoi, dans un premier temps, je me permettrai de corriger ta formule « Les artistes sont plus qu'eux-mêmes » en : Les artistes sont plus que les autres.
Alors, si ce n'est pas de la divinité que pour ta part tu vois ici à l'œuvre, de quoi donc procède cette inspiration qui vient aux artistes et les distingue du commun des hommes? Peut-on tenter de discerner les conditions de cet apanage sans démentir le principe qu'un tel « excédent » qualitatif est inné, intrinsèque à la personne ? À quelles « qualités » spécifiquement humaines, spontanées ou cultivées, à quel « pouvoir » peut-on imputer l'inspiration ?
Si je prends pour point de départ ta proposition qui veut que ce « plus » se manifeste à l'insu de l'artiste, qu'il reste pour lui le produit d'un travail inconscient, la première hypothèse qui se présente est celle d'une sensibilité particulièrement aiguë à l'inconscient. Cette particularité donnerait à certains individus la capacité de créer des liens associatifs inédits entre des idées et de générer par analogies les combinaisons qui sont essentielles à la création aussi bien artistique que scientifique, comme me le faisait remarquer récemment notre ami Michel Kreutzer.
Chacun a pu en faire l'expérience : il arrive de commettre des actes, d'avoir des pensées, des comportements, qui paraissent à soi-même rationnellement inexplicables, surprenants, voire inadmissibles, et de rester alors sur l'impression d'avoir été manipulé par des forces inconnues. Dans un bon nombre d'anecdotes célèbres propres à toute l'Europe occidentale, l'inspiration est souvent décrite comme un phénomène mystérieux, s'apparentant au rêve pendant lequel on résout un problème qui restait insoluble à la lumière du jour : une entité occulte est alors souvent supposée avoir soufflé son œuvre à tel créateur, ou avoir amené un érudit, un chercheur, sur la voie d'une prodigieuse découverte, à l'instar d'un esprit tutélaire ou d'une Muse. Ainsi Socrate évoquait-il son daïmôn. Delacroix a eu l'idée saugrenue ou malicieuse de le représenter sur un plafond de l'Assemblée nationale...
Ces « esprits », bienveillants ou non, car certains jouent un rôle déterminant dans la sorcellerie, semblent en fait n'être rien d'autre que des personnifications de l'inconscient. N'oublions pas non plus que le berceau de notre enfance est cerné par les bonnes fées et les mauvaises. Goya a-t-il traduit autre chose dans sa gravure Le sommeil de la raison engendre des monstres ?
Du reste, lorsqu'on désire louer les insignes talents d'un individu et qu'on s'écrie à son propos qu'il est un « génie », ce sont ses qualités propres qu'on évoque, pas l'intervention d'un « bon génie », d'un démon familier, d'une déité. Et lorsqu'un individu n'est pas à même de rendre compte des phénomènes qui ont joué un rôle dans sa création, quand lui-même se dit le premier surpris par sa trouvaille, il est loisible de voir là, en toute simplicité, le résultat d'un processus ayant échappé à sa conscience ; bref, les manigances ou le travail « souterrain » de son inconscient.
Le problème, c'est que l'inconscient n'est pas une catégorie aisément opératoire, puisque, par définition, tout ce qu'on peut en dire, c'est qu'on n'en a pas conscience, et donc qu'on ne sait rien de lui. Mais de même que Pierre Reverdy remarquait qu'il n'y a pas d'amour, seulement des preuves d'amour, on peut affirmer que s'il n'y a pas d'inconscient, on dispose tout de même de manifestations de l'inconscient. Je te le demande, André : le croyant procède-t-il autrement avec son Dieu, lui qui en relève des traces partout dans la Création, mais ne l'appréhende nulle part, sinon au cœur indiscernable de sa foi?
Maintenons cependant encore un instant les origines de l'inspiration dans les zones d'ombre, bienséantes ou incongrues, de la psychée humaine, car on a pu avancer que l'acte créateur serait motivé par le désir de retrouver un sentiment de complétude disparu. À la naissance, puis lors de l'émergence du Moi, l'individu se retrouve de fait séparé de l'illusion de Totalité qu'il formait primitivement dans le ventre maternel, et secondairement dans l'environnement familial proche. Je crois du reste que cette « monade » est expressément figurée dans certaines œuvres classiques par une Maternité inscrite dans une mandorle :
Madonna in mandorla (Beffi).
Et Fiorio semble avoir suivi cette voie dans sa Famille ouvrière, avec cette mère et son enfant abrités et unis sous un voile :
Cette séparation, si elle ouvre la voie à l'aventure individuelle, est vécue non seulement comme une perte, mais comme un déchirement fondamental. Le sentiment d'incomplétude peut être vécu comme une expérience d'un vide et constituer une menace d'anéantissement. Plus la « blessure narcissique » serait profonde, plus urgente et intense serait la nécessité d'y pallier par les moyens de l'art. L'artiste serait alors victime d'une souffrance plus vivement ressentie qu'elle ne l'est généralement, et c'est à cette source que sa « grandeur » puiserait.
Au total, on est amené à postuler au sein de chacun la présence d'une terre inconnue, d'un continent aussi noir et ténébreux que l'était la féminité aux yeux de Freud, d'où émergent plus ou moins confusément ou bien se contentent d'affleurer les pulsions libidinales, les affects, les représentations qui peuplent notre for intérieur et agitent notre quotidien d'impacifiables conflits ou le bercent de balsamiques illusions. Disons que l'artiste a de ces phénomènes une perception plus fine, plus étendue et plus profonde que le commun des mortels, ce qui peut parfois rendre compte de personnalités borderline et du cliché romantique de l'artiste maudit et autodestructeur. C'est en tout cas cette matière brute et première, qu'il va être à même de sublimer dans des œuvres. Ainsi le pinceau d'un Zhu Da (alias Badashan ren) sera-t-il à même de nous faire apprécier la palpitante beauté du monde :
Aussi bien que celui d'Otto Dix son abominable horreur :
Maintenant la mise en forme adéquate de cette sublimation exige en outre des recours à la conscience qu'il serait hasardeux de négliger.
En tout premier lieu, on ne saurait nier que toute œuvre digne de ce nom s'inscrit dans le cadre affirmé d'une tradition. Tous les grands peintres se sont toujours avidement passionnés pour les œuvres du passé et leurs auteurs. Comme Fiorio pour Giotto, Cimabue, etc. Ils ont cherché à s'en imbiber, voire à s'y identifier. La créativité s'est toujours vitalement nourrie de cet insatiable intérêt, et cette forme de conscience lui est indissociable.
En second lieu, c'est seulement un savoir-faire acquis au terme d'un laborieux travail d'apprentissage qui permet à l'artiste de façonner les formes adaptées à sa créativité. Il ne se dépasse lui-même que dans la mesure où la pleine maîtrise de son artisanat lui permet de le faire.
Ainsi, même un Tchouang-tseu, pour lequel le geste parfait échappe à la conscience et ne peut donc être transmis en tant que tel, dans sa perfection, postule un apprentissage basé sur la répétition et donc la temporalité. C’est ce qui ressort du dialogue mettant en scène un contemporain de Tchouang-tseu, le prince Wen-houei, et l’un de ses cuisiniers, dont le prince admire la technique : « Quand j’ai commencé à pratiquer mon métier, je voyais tout le bœuf devant moi [sous-entendu l’ampleur décourageante de la tâche à accomplir]. Trois ans plus tard, je n’en voyais plus que les parties [sans doute après un travail analytique, anatomique]. Aujourd’hui, je le trouve par l’esprit sans plus le voir par les yeux. » (Les Œuvres de Maître Tchouang, traduction de Jean Levi)
Enfin, la conscience est également sollicitée dans le processus créateur lui-même. C'est le cas dans le choix « intellectuel » d'un thème, même si ce dernier s'enracine au plus profond de l'être, dans son évolution ontogénétique, voire phylogénétique. N'est-il pas susceptible de faire ressurgir des représentations archétypales et des « universaux » remontant à la plus haute antiquité ?
Il en va ainsi de l'image du Berger si souvent traitée par Fiorio, dont nous avons tous deux discuté il y a peu. La fréquente mise en scène de cet éminent personnage de nos campagnes peut avoir été argumentée rationnellement : elle pouvait clairement répondre à la réceptivité du peintre à des sujets ou au symbolisme religieux, ou bien à une foi inavouée mais pressante et le travaillant d'une manière subconsciente ; elle pouvait tout bonnement illustrer son goût prononcé pour la vie en plein air, pour la nature et pour les émotions esthétiques qu'elle suscite encore chez certains. Ou bien encore manifester la présence en lui d'indéfectibles vestiges issus de la société pastorale de nos origines.
Enfin, le rôle « inspirateur » de la conscience se manifeste également dans l'apport de corrections au projet initial, dans les reprises et les repentirs, etc., qui exigent un œil grand ouvert et une impitoyable critique.
Au total, la création jaillirait à partir d'une sorte de va-et-vient entre le foyer inconscient et une forme de conscience alimentée par une perméabilité exacerbée aux vibrations du monde, par la sensibilité psychique et corporelle, la puissance de la vitalité ; et enfin par la reconnaissance familière de cette illusion vitale issue du tréfonds de l'être dont parle Ibsen dans Le Canard sauvage. C'est la conjonction de ces divers paramètres et du métier qui permet à l'artiste d'exprimer plus ou moins intensément des choses de la vie que la plupart des gens ne voient pas, ou ne perçoivent qu'indistinctement. C'est par là, d'après ce que j'en suppose, que l'artiste trouve l'aptitude à apporter aux autres un surcroît de sens à leur quotidien, à leur ouvrir des perspectives qu'ils négligent ordinairement. Je crois en effet que la plupart des gens disposent de ressources insoupçonnées que seules revèlent certaines circonstances plus ou moins exceptionnelles, ou qui restent à l'état de virtualité quand l'éducation, la condition sociale, etc., ne leur permettent pas de se manifester.
Dans le miroir des jours vient de paraître !
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Vendredi 21 avril, de 14h à 15h30 - Atelier de création plastique A travers les carreaux - Gratuit, sur réservation