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Serge Fiorio - 1911-2011.
Serge Fiorio - 1911-2011.
  • Actualités de l'œuvre et biographie du peintre Serge Fiorio par André Lombard et quelques autres rédactrices ou rédacteurs, amis de l'artiste ou passionnés de l'œuvre. Le tout pimenté de tribunes libres ou de billets d'humeur.
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Serge Fiorio - 1911-2011.
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31 décembre 2016

Retour sur image, par Gérard Dressay.

    Je continue à butiner le blog avec beaucoup de bonheur et d’intérêt. Dans la page en date du 25 avril 2014, consacrée au portrait de Madame de Candolle, je relève que tu parles du climat d’« inquiétante étrangeté » dans lequel baigne ce tableau (Un portrait de 1934). J’en suis heureux, puisque cette expression m’était venue en tentant de te décrire le sentiment que m’inspire si souvent la peinture de Fiorio.  

Cela dit, au vu de la photographie que tu présentes, ce tableau figure parmi les plus saisissants portraits que je connaisse. Ton hypothèse selon laquelle cette femme aurait titillé le goût affiché de Breton pour « la beauté érotique-voilée, explosante-fixe, magique-circonstancielle », est très certainement des plus pertinentes. Mais je ne suis pas un bouillant aficionado des surréalistes, et moins encore de leur saint patron : Breton, avec son amour fou du scandale convenu et des irrévérences mondaines (et vice versa), me fait irrésistiblement penser à ce mot de Satie sur son ami Ravel : « Il refuse la Légion d’honneur, mais toute sa musique la réclame »...

Portrait de Mme de Candoll

En ce qui me concerne, ce portrait suscite en tout cas une certaine effervescence. Le jeune Fiorio (23 ans si je compte juste !) me semble déjà parvenu au sommet de son art.  

La composition rappelle celle du portrait de Giono datant de la même année, comme tu le précises, mais tandis que Giono est tout de présence terrestre, comme « planté » dans son cadre de travail, parmi ses objets quotidiens, la très grande simplicité et la nudité factuelle du portrait de Madame de Candolle renforcent le caractère indéchiffrable du personnage, ainsi que l’onirisme évanescent de sa manifestation. Tu évoques à très juste titre un aspect épiphanique.  

On dirait que d’un mouvement d’épaule à peine perceptible – de fait, on discerne mal sur la photo ce qu’il en est, le vêtement sombre étant quasiment indistinct de la tenture, mais l'épaule droite est nettement surélevée par rapport à la gauche – elle esquive le réel, aussi bien le beau et pur paysage derrière elle que tout ce qui lui fait face. (Ce mouvement, si mouvement il y a bien, n’est pas sans me faire penser à la posture d’évitement de la Vierge dans l’Annonciation de Simone Martini...). En fait, elle ne semble pas plus à sa place en ce lieu qu’elle ne le serait en tout autre.

Martini_and_Memmi_madonna[2]

Cette impression est renforcée par le positionnement des mains – croisées, la paume sur les genoux. On dirait les ailes frémissantes d’un oiseau prêt à l’envol.  

En outre, ces mains évoquent une attitude de pudicité des plus ambivalentes : de quoi Madame de Candolle se protège-t-elle, alors que cette posture attire précisément l’attention sur le vaste espace sombre où trône son giron ?  

On est loin de la présence épanouie et de la belle santé charnelle de la malheureuse Inès – pourtant représentée post-mortem (blog du 16 avril 2014, Portrait d'Inès Fiorio). Cette femme-là tient à la fois de Greta Garbo et de Michèle Morgan, et on est irrépressiblement incité à la qualifier de fatale jusque dans sa vulnérabilité. Il y a une nuance de dédain dans son ennui distingué comme dans le linéament de ses lèvres pincées. Les yeux sont axés vers le haut et la gauche du spectateur, et ils ne le “voient” pas; ils sont nostalgiques et inexorables. Alors même qu’on voudrait s’en faire remarquer, ne dirait-on pas qu’ils cherchent à éluder l’indiscrétion et l’importunité du nôtre (et peut-être fut-ce là le sentiment du peintre...)? En bref, ce regard parachève un effet poignant de vertigineuse indifférence. Il renvoie chacun au vide dont il est l’effet.  

C’est ainsi que la Sphinge devait insolemment toiser Œdipe (tiens donc, on en revient à Freud !).  

Rendre pareillement une incarnation du trouble, c’est indéniablement le fait d’un maître en pleine possession de son art. Encore une fois, on n’en finirait pas de rêvasser et fantasmer devant pareille œuvre. Verrons-nous jamais les couleurs dont Fiorio l’a parée ?  

Mais un autre point fait question. Tu fournis certes des données bienvenues sur les origines de cette Madame de Candolle, mais, puisque le portrait est l’aboutissement d’une commande, sait-on de quelle façon elle a été amenée à la passer ? Il n'est en effet pas banal qu’une dame si aristocratique ait ainsi livré ses traits aux pinceaux d’un jeune ouvrier, artiste très débutant et sans doute alors inconnu – sinon des siens et de ses camarades carriers. Connaissait-elle déjà sa peinture, et dans quelles conditions en a-t-elle pris connaissance ?

 *

Madame de Candolle fait sans doute partie des personnes qui, tout de suite après avoir découvert le portrait de Giono, chez lui, dans le cadre idéal de son bureau - où l'écrivain l'avait laissé tout un temps en évidence, en proie à l'appréciation de ses visiteurs (lire Les tribulations du premier portrait de Giono.) -, ont, du coup, désiré le leur par le même peintre. Je sais qu'il y en eu plusieurs de réalisés - à Taninges donc. Celui d'un prince russe, par exemple, dont Serge m'avait cité le nom qu'hélas j'ai aujourd'hui oublié. Apprenant cela quelques années plus tard, c'est là-dessus, si je puis écrire, que Giono envoya à Serge, non un chapelet, mais une véritable rafale de lettres contenant toutes de sévères mises en garde quant à la conduite de son œuvre. Notamment une, dans laquelle, il lui intime carrément l'ordre de ne « plus faire le portrait de personne, ni vendre ». La voici. Elle mériterait elle-même commentaire et mise au point : en effet, certaines déclarations " fracassantes " du poète - sur la création notamment - y étant à prendre avec - au moins ! - quatre ou cinq paires de pincettes. Sacré Giono !  

André Lombard.

Lettre Giono 1

Lettre Giono 2

Transcription du manuscrit.

Mon cher Serge,

j'ai reçu le cerf avec grande joie.

Mon roman marche toujours de mieux en mieux. Ce que tu connais n'est rien à côté de ce que tu ne connais pas.

Je travaille dix à douze heures par jour. J'ai beaucoup de choses à te dire mais par lettre c'est difficile.

Deux des plus importantes toutefois. Il ne faut plus sous aucun prétexte faire le portrait de personne, ni vendre (extrêmement important)

Il faut travailler pour toi sans que personne ne voie rien.

Tu montreras tes toiles plus tard. Pour l'instant, tout ce que tu peux faire qui te donne des joies passagères te dessert pour l'avenir. Attention.

Te méfier de Rey-Millet.

Je parle du point de vue peinture seulement. C'est l'homme qui peut te faire le plus de mal au monde

Peinture cérébrale uniquement basée sur l'intelligence, juste ce qu'il ne faut pas que tu apprennes.

Fais tout ton possible -- vas jusqu'à la brutalité, la grossièreté, tout -- pour travailler seul et pur toi.

ne t'inqiète pas. dès que tu sentiras que tu montes tu seras mille fois plus récompensé que par ce qui te récompense actuellement. Souviens toi que l'art est la plus cruelles des occupations des hommes.

Après nous verrons.

Tu comprends bien Serge que si tu n’en valais pas la peine je ne te donnerais pas d’aussi désespérantes pensées.

En art, rien ne se fait facilement.  

Mais tu seras récompensé de toute l’austérité que tu mettras dans ton travail par la place à laquelle ce travail te poussera.

La marraine est morte. Subitement. Je l’ai trouvé morte dans son fauteuil vendredi dernier. Embolie.

Embrasse tous pour moi. Milou, Maria, Ezzio, Aldo, sa femme. Técla, Inès, Ida, Ernest. Toute la bande que j’aime bien.

Pour toi, courage et pas de faiblesses, ou alors en dehors de l’art, tout à fait en dehors. Mais quand tu peinds, soit exactement comme un moine. Ou bien tout est foutu et dans cinq ans tu n’existeras plus.

Je t’embrasse et compte sur moi

Jean Giono

 

Sur le même sujet :

Un Portrait de 1934

Madame de Candolle fait à nouveau rêver, par Michel Kreutzer.

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