Matériau.
Voici l'une des pages ressortissant de celles n'ayant pas été utilisées telles quelles, mais alors parfois par bribes, pour confectionner et rédiger Pour saluer Fiorio.
Si la peinture de Serge Fiorio est présente aujourd’hui un peu partout dans le monde, avec une évidente concentration dans le sud-est de la France, la vie du peintre est, elle, beaucoup moins connue - pour ne pas dire pas dire quasiment secrète.
Pour ceux qui aiment la classification, il y a les dates. Mais, pour dire une vie en ses diverses dimensions, il faut un manteau de mots plus ample, qui ne serre pas tant au col, ni aux manches.
Alors, oui, comment résumer, en une page ou deux, la vie débordante de vie, dense, riche et généreuse, de celui qu’Eugène Martel – autre mystique de l’art, condisciple, lui, pendant six années, de Matisse et Rouault à l’atelier de Gustave Moreau – avait coutume d’appeler Le saint François d’Assise de la peinture ?
Bien sûr, certaines dates sont incontournables, comme celle de sa naissance évidemment ! le 7 octobre 1911 – le jour de la saint Serge ! – à Vallorbe, en Suisse – à cent mètres, pas plus, de l'Auberge des chemins de fer Fiorio où, en maîtresse femme, officie sa grand-mère Marguerite, épouse du brigadier Joseph Fiorio chasseur de brigands en Calabre et sœur du père de Giono.
Marguerite Fiorio et sa fille Antoinette - cette dernière servit de modèle à Giono pour son émouvant récit Vie de mademoiselle Amandine.
Serge Fiorio est issu d’une famille haute en couleur – trois garçons, une fille - qui pérégrine, suivant le père dans ses déplacements sur le lieu de ses chantiers successifs de terrassement et de maçonnerie : il perce des tunnels et il construit des ponts.
En haut, Aldo, puis de gauche à droite : Ezio, Ida, et Serge.
Ainsi, à la naissance de Serge, voilà les Fiorio installés pour trois ans à Vallorbe pour le percement du tunnel du Mont d’Or - la chronique familiale raconte que chacun des enfants est né soit à l'entrée, soit à la sortie d'un tunnel ! Pendant que son père, non loin de là, manie et met en œuvre la dynamite, l’enfant Serge, à la maison, tourne et retourne inlassablement en ses mains son jouet préféré, exclusif : une prosaïque et paisible patate !
En 1914, le père étant mobilisé dans l’armée italienne, les Fiorio séjournent quatre ans en Italie, non loin des grands-parents maternels, jardiniers de métier dans les maisons bourgeoises des alentours de Turin. La maman y retrousse courageusement les manches pour, en bonne fille de ses parents, y cultiver fruits, fleurs et légumes, dans le grand jardin entouré d'un mur de l'ancien presbytère qui les abrite.
Émerveillement de l’enfant dans les allées de ce monde végétal ordonné, maîtrisé, enclos comme un troupeau domestiqué, extrêmement paisible de s'en trouver du coup un peu secret : jardins d’harmonie première, primordiale, étrange réminiscence, résurgence, Jérusalem terrestre prête à décoller au lieu de descendre ! écho de quel immémorial lointain passé ? Tant et si bien que ces parterres de fleurs, ces rosiers arbustes ou fontaines, ces rangées d’ail et d’oignon tirées au cordeau, ces cardes déployées, belles en toutes saisons, ces buis en cubes et en toupies, organisant l’espace en images de paradis s’imposent très tôt et très vite à son esprit. Voici alors, sur les pages blanches de son enfance, voici d’abord, en tout premier, modestement saisies, « des fleurs, des fruits, des feuilles et des branches. » Les dessinant au crayon gris, s’appliquant, du regard déjà il les colorie.
1918 : Le papa est démobilisé. Évian, il a sept ans. À l’école, il est sans goût particulier pour d’autre discipline que le dessin, dont il raffole.
Assis un jour au pied d’un arbre, puis levant la tête, il veut en dessiner tout le feuillage ! Il s’accroche aux branches, comme on dit, mais le dessin terminé - c'est-à-dire la page bien pleine, bien remplie – il reste encore plus de feuilles sur l’arbre non dessinées qu’il n’y a de jours dans une année ! Aussi, fulminant de colère et de rage, il déchire et chiffonne sa page, prêt et décidé — pas plus tard que demain ! — à tout recommencer.
Heureusement — comme en rêve — l’arbre lui-même dont il veut faire le portrait, à travers son travail, mine de rien, se met bel et bien à lui parler : « Cher garçon, oui, le dessin de la réalité vue sous un certain angle en est une heureuse métamorphose. Mais ne t’y fie pas, telle qu'elle est, la réalité, en réalité, est une sacrée boîte de Pandore ! Dorénavant, fais-moi plaisir, pour faire mon portrait, invente, et n’y met jamais plus le nez ! » Il lui enseigne ça, l’arbre, où à peu près.
Incrédule, l’enfant repart à la charge, plusieurs fois, plusieurs fois encore l’arbre, en ami, s’adresse à lui et finit par le persuader : de son trait il réussit alors à faire un filet où le feuillage, tel jour de grand calme, s’endort comme un ange et s’y réveille prisonnier ! Le tronc, lui, n'est pas un problème.
Il tient l'arbre enfin tout entier sur la page en ses mains comme un trophée ! Bonheur certain de l’accrocher ensuite à un clou aux murs de sa chambre et, sans plus batailler, joie première, simple, enfantine, que celle d’une petite croix, en signe de victoire sur lui-même, tracée sur le calendrier.
En 1920, c’est la Haute-Savoie qui les voit débarquer, à Samoëns, pour deux ans.
Un soir de février, entre chien et loup, au retour de l’école, l'enfant fait la rencontre insolite de masques qui, d’abord, l’interpellent de leur voix de fausset, puis, s’approchant de lui, l’effraient par l’inquiétante étrangeté du contraste entre leurs yeux vivants, brillants, mobiles, et l’impassible faux visage de carton-pâte.
Subitement fiévreux, il s’enfuit au pas de course, claquant des dents et pendant deux jours il garde le lit. On peut même dire le fond du lit.
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1934 : Sous les toits, Serge — pinceaux en mains devant sa toile — est face à Giono en train d'écrire dans le petit bureau — pareil à l’Adelina White de Pour saluer Melville quand elle se trouve avec Herman, juchés, eux, côte à côte sur l’impériale. (Ceci, concernant le bureau, est faux en partie : il y a peu, j'ai inopinément appris qu'en 1934, le bureau du haut chez Giono n'existait pas encore ! N'étant pas même encore construit. Mais je m'en étais trop sagement tenu à ce que m'avait dit Serge, ayant sans doute définitivement installé dans son esprit, pour et depuis toujours, le bureau de Giono à l'étage : celui, se visitant qui est pour cela le plus connu).
Effectivement Le portrait de Giono lui fut un sésame et par la suite Serge ne démentira pas cette déclaration, il la confirme toujours pleinement : « Ce portrait m’a donné du culot. » Il fut sa feuille de laurier à lui; se souvenir ici de la mandorle magique au moyen de laquelle Giono par Melville (devenu son personnage !) transfigure le regard d’Adelina White, le délivrant de la réalité par cette « échancrure de ciel » soudain apparue au creux de sa main en amande de Luz. Là, c’est Giono — en se donnant à portraiturer — qui agrandit, en l’ouvrant par sa stature de poète, de créateur, le ciel de Serge, le ciel de sa création. Ainsi, de fait, Le portrait de Giono n’est pas, de façon étroite, loin de là, seulement le fidèle portrait du cousin en second, mais en premier lieu celui de l'Artiste, idéal, du Poète dans toute sa splendeur.
C’est un matin en portant en sa compagnie le courrier de Giono à la poste, qu’en haut des Escaliers de la plaine, Serge a la révélation subite de la lumière de Haute-Provence. Ne voyant plus tout à coup les gens, les choses, sous leur jour habituel, l’expérience est si forte, si profonde, qu’elle fait plus que de l’interpeller : elle le marque.
Après Le portrait de Giono, premier signal de la lumière haute provençale dans sa quête intérieure, il la reçoit cette fois-ci comme une grâce, un appel redoublé, insistant, à venir peindre ici, puisqu’il a pour cela désormais en main les atouts majeurs nécessaires dans le jeu de ses cartes.
Tout le reste suivra où viendra avec !
ET :
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