Le cueilleur de champignons.
Je me le demande encore : qu'est-ce donc qui aurait bien pu mettre Serge plus certainement en joie que de lui proposer de partir illico à la cueillette aux champignons ! Voilà l'une des choses qui, entre toutes, lui procurait le plus grand plaisir - et tout de suite, déjà à l'avance ! Se rendre en forêt, que ce soit En Loy ou Sur Marcelly, c'est-à-dire autour de Taninges en sa jeunesse haute-savoyarde ou, par la suite, par ici dans le grand creux des bois de Carniol ou sur les flancs de Lure au Contadour, dans les bosquets du Rocher d'Ongles ou ceux du Pati à Reillanne, était pour lui un intense plaisir multiple, à rallonge, un haut plaisir fécond de poète, plus que de roi, à vrai dire.
Des champignons ? Tout son être s'en ressentait aussitôt, jusqu'à l'âme. Ayant tout de suite lavé ses pinceaux en quatrième vitesse, il quittait alors souvent son atelier séance tenante et, saisissant sur-le-champ deux solides paniers, une canne légère, l'Opinel toujours à disposition dans un tiroir, il invitait tout de go l'un ou l'autre, ou plusieurs autour de lui, à être de la fête.
Et rien ne comptait plus alors au monde que d'aller prendre illico un petit sentier à peine marqué puis, grâce à lui, de s'enfoncer quasi religieusement dans les grands sous-bois odorants pleins de mystère et de charmes où règnent les chataigniers bicentenaires, les hauts chênes pédonculés, au travers desquels joue la lumière et où planent sur place, immobiles, les larges fougères en dentelle verte. Une fois sur place, à pied-d'œuvre, tous les sens en éveil, en alerte, à pas lents, quelle intensité de vie ! Encore redoublée quand la récolte était belle !
Un nouveau spécimen (le tableau, pas le champignon !) de la période ocre si justement désignée par René Duc. Nous reviendrons sur cette œuvre peinte sur bois et, dans tous les sens de l'expression, sur son extrême économie de moyens.
Ah ! ce geste - plus que préhensif, précautionneux d'abord, ancestral, passé par la pratique d'une génération dans la main de l'autre, et ainsi de suite depuis la nuit des temps : quasi sacré ! - de saisir, « fait d'abord pour la main ! », le jeune cèpe tête de nègre ou l'oronge des Césars.
Sur ce détail du tableau, l'autre main tient le couteau prêt, lame ouverte, pour un premier nettoyage du pied, immédiat : rituel utile et nécessaire.
Il y eut l'Intérieur aux champignons sur la table à la nappe bleu profond duquel trône comme un trophée fantastique un grand et généreux panier de cèpes fermes qui provoque d'abord l'envie et l'admiration puis, in fine, suggère bel et bien le recueillement pur et simple, la table devenue autel. Le naturel et l'ordinaire, le peintre les hausse facilement au spirituel, naturellement, sans aucun problème. Uniquement par le biais d'une grande vénération affectueuse et irrésistible à leur égard, semble-t-il. Tout comme le pratiquait lui aussi Van Gogh en son art pour les choses et les êtres les plus simples et les plus familiers de son univers. Voilà bien - ce n'est pas si courant, n'est-ce pas ? - deux peintures pour lesquelles l'on peut affirmer sans ambages et avec une tranquille assurance que « le cœur y est ». Plus près de nous dans le temps, c'est notre toujours autant regrettée Lucienne Desnoues qui, elle, dans l'Avant-propos de son Anthologie personnelle (Actes Sud 1998) écrivait très sensiblement dans le même sens que « l'éternel rayonne sous le quotidien » et que « le geste le plus familier appartient au mouvement universel et s'auréole de sacré. »
Au lieu de discourir, par exemple, sur les arcanes de sa propre peinture ou d'abreuver son auditoire de récits de parties de cartes, de chasse ou de jambes en l'air mémorables, Serge, lui, racontait à l'occasion toujours très volontiers ses quêtes et ses récoltes abondantes dans les bois en des lieux, comme il se doit, jalousement tenus secrets ! Riches heures de la vie du peintre que celles retranscrites en ses œuvres inspirées de telles virées en fôrêt. Mais, parmi elles, celles avec champignons abondants à la clé étaient bien sûr pour lui des plus intenses en émotions fortes et donc des plus recherchées, vécues en véritables événements dont sa peinture au passage, à mesure, rend bien entendu parfaitement compte et en célèbre l'extraordinaire singularité : il ne pouvait pas en être autrement, sa vie et son œuvre fonctionnant continuellement en couple dynamique, l'une toute au diapason de l'autre, et inversement.
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