Construire "une Europe fondée sur les principes de la démocratie et de la diversité culturelle, dans le cadre de la souveraineté nationale et le respect de l'intégrité territoriale" : tel est l'un des objectifs affichés dans son préambule par la Charte européenne des langues régionales ou minoritaires, adoptée sous les auspices du Conseil de l'Europe en 1992. En parcourant ce texte, on n'y décèle rien qui soit de nature à déclencher une guerre de tranchées. À fortiori dans notre pays, justement riche de cette diversité que cette charte entend faire vivre.
Sauf que chez nous, rien n'est simple quand il est question de mettre des mots sur ce qui nous rassemble ou ce qui nous distingue. S'il est une exception française, une singularité collective, c'est bien cette propension à transformer en psychodrame tout débat de ce genre. Il a fallu sept ans à la France pour signer cette charte. C'était le 7 mai 1999, à Budapest. Seize ans plus tard, le texte n'a toujours pas été ratifié. Les présidents passent, l'objectif demeure. Un projet de loi constitutionnelle – sur lequel le Conseil d'Etat a rendu un avis défavorable – a été présenté en conseil des ministres, le 31 juillet. C'est l'un des textes qui pourraient être inscrits à l'ordre du jour du Congrès que le chef de l'Etat, François Hollande, envisage de convoquer en 2016.
Si l'on s'empoigne autant et depuis si longtemps sur ce sujet, c'est qu'il réveille des souvenirs ancrés dans notre mémoire nationale : l'ordonnance de Villers-Cotterêts, qui imposa, en 1539, l'usage du français dans tous les tribunaux du royaume ; l'abbé Grégoire, demandant à la Convention de 1794 d'"anéantir les patois" ; les "hussards noirs" de la IIIe République, qui inculquèrent le français aux écoliers bretons, basques ou corses.
Le plaidoyer de Jacques Chirac
Nos racines "républicaines" et jacobines sont solidement figées dans notre Constitution en quelques principes essentiels, comme l'indivisibilité de la République et l'unicité du peuple français. C'est à ce mur d'uniformité que se heurtent les défenseurs des langues régionales. D'abord portées, dans les années 1970, par des groupes politiques identitaires, leurs revendications ont ensuite trouvé un écho plus large auprès d'associations et de structures d'enseignement qui ont profité du vent porteur de la décentralisation.
C'est dans ce décor que s'est joué un feuilleton encore inachevé. En novembre 1992, la France refuse de signer la Charte, à l'élaboration de laquelle le Quai d'Orsay a opposé une vive résistance depuis 1983. Le gouvernement fait valoir que la charte est en contradiction avec ses traditions. Seul Jack Lang se démarque alors : "Tout cela est ridicule, et témoigne surtout d'un manque de confiance en soi", estime le ministre de l'éducation nationale et de la culture, tout en présentant de nouvelles mesures destinées à favoriser l'enseignement des langues minoritaires.
L'affaire reste au point mort jusqu'à un déplacement de Jacques Chirac en Bretagne, le 29 mai 1996. Devant des parlementaires du cru, le chef de l'État prononce alors un vibrant plaidoyer en faveur des identités régionales, et fait part de son plein accord avec les principes défendus par la charte.
L'élan chiraquien, déjà ralenti par les vives réactions d'une partie des gaullistes (Charles Pasqua en tête), est stoppé net lorsque le Conseil d'Etat, saisi par le premier ministre, Alain Juppé, rend un avis défavorable. La haute juridiction administrative souligne que l'adoption de la Charte, qui impose aux Etats signataires l'usage partiel des langues régionales, y compris dans la justice et l'administration, serait contraire à l'article 2 de la Constitution, qui rappelle notamment que " la langue de la République est le français ". Une précision qui avait été introduite lors de la révision constitutionnelle préalable à la ratification du traité de Maastricht, afin de défendre la francophonie hors de nos frontières…
Devenu premier ministre après la dissolution, Lionel Jospin s'empare du dossier. Il commande un rapport à Nicole Péry, alors députée (PS) des Pyrénées-Atlantiques, puis un autre à Bernard Poignant, maire (PS) de Quimper. N'en déplaise à son intransigeant ministre de l'intérieur, Jean-Pierre Chevènement, le chef du gouvernement se montre favorable à la ratification. Reste à évaluer les obstacles juridiques et à trouver les moyens de les contourner. C'est la mission confiée au juriste Guy Carcassonne, à l'été 1998.
Après examen attentif, l'ancien conseiller de Michel Rocard dessine un chemin étroit. Contestant l'avis rendu par le Conseil d'État, M Carcassonne estime que "la charte n'est pas, en elle-même, incompatible avec la Constitution". Puisque les États signataires ne sont tenus de s'engager que sur trente-cinq des près de cent propositions de la charte, M Carcassonne a fait le tri, pour choisir les plus conformes – ou les moins contraires – à notre Constitution, comme tout ce qui concerne la promotion des langues régionales dans les médias, la vie économique, culturelle et sociale…
" Patrimoine de la France "
L'universitaire suggère aussi d'accompagner la signature d'une "déclaration interprétative" rappelant que, pour la France, le "groupe" – notion utilisée dans la charte – "renvoie aux individus qui le composent et ne peut en aucun cas former une entité qui en serait distincte, titulaire de droits qui lui seraient propre". C'est peu ou prou sur ces bases que le processus de signature aboutit, le 7 mai 1999.
Las ! Saisi par Jacques Chirac, le Conseil constitutionnel juge que, en dépit des précautions prises sur la nature des engagements de la France, la charte n'est pas conforme à la Constitution. L'Élysée et Matignon se renvoient la balle. Le président refuse d'engager la procédure de révision de la Constitution souhaitée par le premier ministre. Embourbée dans les affres de la cohabitation, la ratification va rester au point mort pendant près d'une dizaine d'années. La réforme constitutionnelle adoptée par le Congrès, le 21 juillet 2008, fait entrer à l'article 75 de la Constitution l'appartenance des langues régionales "au patrimoine de la France". Mais toujours pas de ratification en vue, le président en exercice, Nicolas Sarkozy, y étant hostile.
François Hollande en avait fait l'un de ses engagements de campagne. Elu président, il hésite. La ratification de la charte ne figure pas parmi les quatre projets de loi constitutionnelle présentés lors du conseil des ministres du 13 mars 2013. Le Conseil d'État, il est vrai, venait de rendre un nouvel avis défavorable à cette ratification.
C'est la mobilisation des " bonnets rouges ", en Bretagne, qui incite l'exécutif, fin 2013, à remettre l'ouvrage sur le métier. Une proposition de loi constitutionnelle – devant nécessairement être adoptée par référendum – est d'abord examinée à l'Assemblée nationale en janvier 2014. La voie du Congrès ayant été jugée préférable, c'est un projet de loi constitutionnelle que l'exécutif entend soumettre au Parlement. Nouvelles empoignades en perspective sur un texte soumis à la France il y a près d'un quart de siècle. Pour une issue qui reste toujours aussi incertaine.
Jean-Baptiste de Montvalon