Le billet de Gérard Allibert
Les temps de conjugaison, les choses importantes
et le Bleu-Fiorio ...
Ce n’est pas bien, disait Monsieur M., mon maître d’école du CE2. Mais navré André, je copie par-dessus ton épaule. Je recopie même. Sans vergogne ... et avec plaisir !
« Pour le moment, nous ne sommes qu'en 1934, Serge descend encore une fois innocemment de Taninges “pour passer quelques jours” chez son cousin et rien ne peut lui laisser présager ce qui l'attend (...) Il est heureux que ce soit Giono lui-même qui lui ordonne, presque le somme, en fait, de faire son portrait - le sien ? ou le sien à lui, celui de Serge ? Ce sera les deux à la fois, les deux ensemble, l'un dans l'autre, sur une même toile et sous l'œil rond de la même puissante colombe, sous la même étoile blanche, unique dans le bleu du ciel, dans cette lumière dont il est déjà le chantre. »
Habemus Fiorio - p 190.
Ce double portrait, disons (si je te recopie c’est aussi parce que je souscris bien volontiers à ta vision des choses ... pour ce qui est de ce tableau, du moins ! :-) ) le voici une fois encore : Colombe, étoiles ... et donc la main de Serge !
La main de Serge. Et celles de Giono. Avec entre elles une phrase de Que ma joie demeure que le romancier est en train d’écrire et dont l’édition originale paraîtra quelques mois plus tard chez Grasset, dans la collection Pour mon plaisir. Le 15 avril 1935 précisément, à en croire son achevé d’édition pour bibliophiles alexandrins.
En ce qui concerne Antoine, le cerf déniché au Cirque National (malgré le nom ronflant, il s’agit naturellement d’un modeste chapiteau de village), cerf que Bobi vient de rendre à la liberté sur le Plateau Grémone, la phrase exacte (chapitre cinq) est ainsi composée :
« Oui, dit Bobi, le difficile, c’était de trouver une bête qui accepte. »
Mais sur la toile l’imparfait s’est effacé. Pour le peintre à l’œuvre c’est Ici et Maintenant qui est son affaire.
Le difficile, réécrit-il (même s’il est plus qu’évident que la modification s’est opérée en parfait accord avec Giono), c’est de trouver ...
Je referme cette minuscule parenthèse. Il n’empêche : nous voilà désormais de plain-pied en 1934.
L’autre portrait, celui de Serge, celui de l’artiste en jeune peintre (Il n’a alors que 23 ans) qu’en pense à cet instant, veste bleue et yeux bleus, son déjà illustre cousin ? Bleues aussi les ailes de la colombe et la sagesse du Bouddha devant le texte manuscrit, bleues encore les pétales de fleurs au premier plan ainsi que le vase sur l’étagère. Bleu enfin, bien sûr (Bleu-Fiorio même !) le bleu du ciel.
Oui, que peut-il bien en penser le malicieux petit père Giono ? Il ne serait peut-être pas inintéressant d’en avoir un semblant d’idée ...
Sautons cinquante ans (le siècle de la vitesse nous l’autorise). Plus cinq années de rab pour faire bon poids, et nous y voilà : 1989.
Serge Fiorio qui sait mon attachement (disons, à nouveau) pour les écrits du solitaire aux yeux si bleus me demande si - par hasard ... et par pure curiosité naturellement - je ne n’aurais pas sous la main un petit quelque chose de mon cru à lui faire lire au sujet de cette œuvre. À peine retourné sur mes terres, je m’y mets aussitôt en espérant ne pas trop me rater. Ça s’intitulera Le pays de derrière l’air. Et c’est bientôt dans l’enveloppe. La réponse ne tarde pas, elle est datée du 12 décembre de cette même année.
En relisant ce soir cette lettre je ne peux m’empêcher de penser à la pudeur et à l’extrême délicatesse de Pierre Magnan, que j’évoquais il y a quelques jours dans ces mêmes pages, faisant part au peintre de Montjustin de son amitié ... pour son œuvre ! Même si (le lecteur éventuel voudra bien m’en excuser) j’en suis le plus que modeste (et bien plus que ça encore !) récipiendaire, les mots de Serge sont riches d’une même qualité (j’utilise ces derniers vocables pour faire très très court). Il m’écrit :
« Dans ce numéro (plusieurs sont joints à son envoi) des Amis des Arts (... de Reillanne, Émile Lauga en est alors président. Henriette, son épouse, dactylographe !) ton article imprimé sans ta permission (ce sera donc le n° 58 de Noël 1989) Tant pis pour toi ! »
Des Tant pis de la sorte on en voudrait bien chaque matin ... mais ce n’est pas tout. Et là, André, je songe à ce que tu nommes parfois sa générosité démesurée ! À son envoi, qui tel quel me comblait totalement, il a joint une lettre manuscrite. Elle est de la main de Giono (!!!) Elle est adressée à son père, me dit-il. « Elle date de 1934 » ajoute-t-il enfin !
Cette lettre la voici. Depuis plus de vingt-cinq ans elle est à l’abri iconique d’un sous-verre ... et ce n’est pas aujourd’hui que je vais l’en retirer. La reproduction en souffrira sans doute un peu ... tant pis (encore !) :-) (mais je la retranscrirai lisiblement à la suite)
Giono n’y parle pas directement de son portrait achevé, ou - pour le moins - déjà en train (car mis en projet dès sa descente du wagon en gare de Manosque, comme, André, Serge te l’a par la suite plusieurs fois raconté) il se contente (encore un fameux dissimulateur !) d’écrire :
« Serge travaille toujours avec une grande application et réussit des choses de plus en plus importantes. Tu seras étonné de ses progrès. »
(Transcription tapuscrite en bas de page)
Des choses de plus en plus importantes ... qui demanderai(en)t beaucoup de temps. (... pour en parler comme il le faudrait)
Pourquoi alors, à propos de ce travail-là, ne pas imaginer une espèce de blog-notes (zut, une faute de frappe ... et plus de ruban correcteur pour ma vieille Underwood !) sur lequel il serait possible jour après jour d’ajouter un coup de cœur, un point de vue, une sensation nouvelle, un témoignage, une intuition, une confidence. Un genre de recueil ouvert et en constante évolution (work in progress disent les british) ... qui permettrait ainsi de donner du temps au temps (comme - nul ne l’ignore évidemment - y aspirait un certain ... Don Quichotte, sous la plume de Cervantès).
Ce serait une belle idée, non ? (mais Quoi ! Qu'apprends-je ? On me dit que l'initiative en aurait été prise avec un beau succès depuis plus d'un an ! ... Décidément, je suis toujours le dernier informé)
Un livre aussi, bien sûr !
Quoi ? Comment ? Tu en serais, André, à ton troisième (et à moi on ne me dit rien !) Ce dernier entièrement de ton fait. Du coup (à ton tour tant pis pour toi) je te recède la parole afin (à l'instar de ce cher Jules Verne qui aimait tant s’amuser ainsi) de boucler la boucle (mais seulement pour ce qui concerne ce petit mot, bien entendu).
Ou plutôt, pour être plus juste, je vous la rends à tous les deux.
- Qu’est-ce que tu guettes ainsi, Serge, le soir à ta fenêtre ?
- Je ne guette pas, j’observe !
- Tu observes quoi, par exemple ?
- Avant tout, j’observe le silence.
Habemus Fiorio - p. 258
Digne. Le 30 avril.
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Mon vieux Milou, j’ai été bien content, moi parmi les autres de voir Maria, belle comme le jour et en excellente santé. Nous avons passé un jour trop court avec elle mais elle a promis de revenir. Ma santé n’est pas trop bonne pour le moment. Fièvres et des faiblesses assez inexplicables car je mange très bien. Mais je travaille très très bien. Je suis excessivement content de mon travail. Je suis un peu inquiet de te sentir seul là haut car même avec la compagnie de tes deux fils il y a une différence de génération trop difficile à adapter. Fais-toi courage et pense qu’ici on t’aime bien. Serge travaille toujours avec une grande application et réussit des choses de plus en plus importantes. Tu seras étonné de ses progrès. Il est en même temps pour moi un excellent camarade dont la compagnie m’est extrêmement agréable et utile. Il m’est difficile de te parler de son travail car c’est une chose qui demanderait beaucoup de temps mais je t’en parlerai. Ça vaudra mieux pour toi et moi. Dès à présent on peut lui faire confiance.
Nous t’embrassons, Zizi Aline et moi Jean. (*)
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(*) Milou, c’est donc Émile le papa. Maria, son épouse. Zizi, c’est bien sûr Élise Giono. Notons enfin qu’on peut même dater cette lettre d’avant le mois d’août 34 ... puisque Sylvie, la bientôt sœur d’Aline, ne fait pas encore partie de la liste des signataires du Paraïs ! :-)