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Serge Fiorio - 1911-2011.
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  • Actualités de l'œuvre et biographie du peintre Serge Fiorio par André Lombard et quelques autres rédactrices ou rédacteurs, amis de l'artiste ou passionnés de l'œuvre. Le tout pimenté de tribunes libres ou de billets d'humeur.
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Serge Fiorio - 1911-2011.
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20 novembre 2014

Pas pleurer. Le billet de Gérard Allibert.

PAS PLEURER  de Lydie SALVAYRE,

un Goncourt vraiment inolvidable !

 

Couverture sans bandeau

   

   Il y a de cela quelques semaines (c'était le 29 juin en fait) Gérard Allibert nous faisait l'amitié de publier sur ce blog un texte à propos d'un tableau de Serge intitulé  La Halte des réfugiés espagnols, texte dans lequel il évoquait cette tragédie humaine historique qui avait un jour conduit notre peintre à se faire le témoin de ce drame en saluant sur sa toile la dignité et le courage d'un  groupe de femmes (essentiellement), sœurs de misère.

Or, il se trouve qu'une très récente actualité littéraire vient de remettre un temps sous les projecteurs cette même tragédie à travers le livre de Lydie Salvayre intitulé Pas pleurer (éd. du Seuil) qui  vient de se voir attribuer le Prix Goncourt. Et Gérard nous écrit : « Je n'avais encore jamais lu Lydie Salvayre et ne suis pas franchement un adepte des prix littéraires.

Il en est de pires, il en est de meilleurs” chantait Brassens (... à un tout autre propos :) )

Mais cet ouvrage étant si totalement à mon goût, sans être, non plus, hors de propos ici, que j'ai modestement eu envie de l'y saluer un peu ».

Halte des réfugiés espagnols (1)

 

Lydie Salvayre ?  Malgré son très sage « Je ne me rends pas compte », je ne me permettrais évidemment pas d'écrire que parmi la foule des micros et des flashs qui l'entouraient elle avait finalement l'air bien modeste. Cela non. Certainement pas !

               Alors quand on se retrouve en la rue, je me mets à griter (moi : à crier), à crier Elle à l'air bien modeste, tu comprends ce que ça veut dire ? Plus doucement pour l'amour du ciel, implore ma mère qui est une femme très éclipsée. Ça veut dire, je bouillais ma chérie je bouillais, ça veut dire que je serai une bonne bien bête et bien obédissante ! (...) Plutôt morir !

              Dios mio, souspire ma mère en jetant des mirades angoissées sur les deux files de maisons qui bordent la ruelle (...)

Ni l'air, ni la chanson ! Ou alors Hijos del Pueblo, l'hymne de la FAI (federacion anarquista iberica, prononcer comme la première syllabe de faille) ou A las barricadas, celui de la CNT (confederacion national del trabajo, lire cénété) l'organisation anarcho-syndicaliste qui compte plusieurs centaines de milliers d'adhérents qui en font (de très loin)  le premier syndicat espagnol lorsque éclate la guerre civile en 1936. Car ce sont ces viriles romances qui berceront pour Montse, la mère de l'auteur, et personnage central de ce livre, son si bel et si bref été de l'Anarchie.

Si bref, et si cruellement triste, qu'il pourrait presque pour ce qui concerne pourtant sa partie la plus heureuse, se cristalliser pour elle en une seule nuit d'amour, un mercredi d'août à Barcelone avec un apprenti-écrivain venu s'engager dans les Brigades internationales.

Alors nos yeux se saludèrent et l'amour se leva, dira des années plus tard Montse à Lydie, son écrivain de fille.

Montse l'aima dès la première seconde, entièrement et pour toujours (pour les ignorants cela s'appelle l'amour)  (...)

Il avait une voix tremblée, frissonnante, inolvidable (me dit ma mère) Elle le fit répéter. Il lui redit des mots qu'elle ne comprit pas, ou plutôt qu'elle comprit mais autrement que par leur sens (pour les ignorants, cela s'appelle la poésie).

Le poète ?  Un brigadiste français parti au front dès le lendemain à la première heure du jour. Un  prénom pour toute identité, André.  Celui auquel Lydie Salvayre et Lunita, sa grande sœur (l'enfant née de cette nuit d'amour) attribueront plus tard le patronyme de ... Malraux.

Dans les jours, les mois et les années qui suivirent, Montse ne cessa de penser au français (...) Comment dormait-il ? Que mangeait-il ? Pensait-il à elle comme elle pensait à lui ? Sur quel front se battait-il ? Avait-il froid ? Avait-il faim ? Avait-il peur ? Était-il vivant ou mort ? Elle ne le saurait jamais, et se le demanderait des milliers de fois pendant les soixante-quinze années qui allaient suivre (...)

Un rêve merveilleux tout juste touché du doigt ... caressé et enlacé à corps perdu plutôt ! ... mais pour autant tout aussitôt enfui. Un rêve fou comme l'amour, un rêve à  l'image de la tragédie espagnole. Un rêve parti en fumée comme ces billets de banque que l'on brûle en riant sur les ramblas parce que, plus jamais, non.

Car à Palma de Majorque, et bientôt dans toute l'Espagne, La Phalange et la répression féroce. Le sang qui coule. Viva la muerte !

À ce moment-là l'auteur cède la parole à un grand témoin de l'époque, Bernanos, l'écrivain très catholique, venu de l'Action française, qui semaines après semaines relate dans Sept, (revue dominicaine publiée de notre côté des Pyrénées) les atrocités commises sous ses yeux par les Nationaux. Ce récit deviendra Les grands cimetières sous la lune dont la première édition, parue chez Plon en 1938, fera hurler les bien-pensants de nos chères ligues familiales et gardiennes du dogme. À  chaque pays, et à chaque époque, ses nationaux ...

Il avait lu le poème de Claudel “les yeux pleins d'enthousiasme et de larmes ” chantant sa sainte admiration pour les épurateurs, Claudel que Shakespeare eût nommé tout crûment fils de pute.

Il avait vu d'honnêtes gens se convertir à la haine, d'honnêtes gens à qui l'occasion était offerte enfin de s'estimer supérieurs à d'autres, leurs égaux en misère. Et il avait écrit cette phrase qui pourrait avoir été écrite ce matin même tant elle s'applique à notre présent : “ Je crois que le suprême service que je puisse rendre à ces derniers (les honnêtes gens) serait précisément de les mettre en garde contre les imbéciles ou les canailles qui exploitent aujourd'hui avec cynisme, leur grande peur.” 

Bernanos qui dénonce avec force, honte et désespoir la complicité criminelle du clergé espagnol et tout particulièrement celle de l'évêque de Majorque. Bernanos dont la tête sera bientôt mise à prix par Franco. Bernanos qui réfugié au Brésil rejoindra au plus vite  par ses écrits le camp de la France libre et de la Résistance. D'une autre résistance.

Quant à Durruti, l'idéal de Josep le frère de Montse (au destin tout aussi funeste) l'irréductible insoumis, le porte bandera roja y negra de la Columna de hiero, l'illustrissime Durruti, prénommé Buenaventura par (disons) magnifique prédestination laïque... ce qui lui vaudra sans-doute (et entre autres) d'échapper par trois fois à la peine capitale, il finira par tomber -bêtement (la fameuse ironie de l'Histoire, probablement) - d'une balle perdue au cours du siège de Madrid (Quoique perdue ... pas pour tout le monde peut-être)

Ensuite ?  Ensuite le drame est achevé comme l'écrira Melville en conclusion de Moby-Dick. Toutes traces soigneusement effacées les flots peuvent se refermer sur le vaste linceul de la mer.

Le retour et la vie au village. Le roman familial et ses rouages souterrains. Une part essentielle du livre. La figure de don Jaume devenu l'inattendu complice de Montse ... qui lui pardonnera de l'avoir trouvée bien modeste et celle de Josep donc. Celle, finalement émouvante, de Diego. Le mari et le père. Édile stalinien ... et enfant sans mère. D'autres encore autour de Montse. La vie et les jours. Les hommes (et les femmes) frêles jouets  de forces qui les dépassent.

La (presque) dernière étape pour Montse est celle de la Retirada qu'elle endurera avec plusieurs centaines de milliers de ses compatriotes (les chiffres officiels évoquent 450 000 réfugiés !)

Elle partit le matin du 20 janvier 1939, à pied, avec Lunita dans un landau (...) Une colonne interminable de femmes, d'enfants et de vieillards, laissant derrière elle un sillage de bagages crevés, de mules mortes allongées sur le flanc, de pauvres hardes gisant dans la boue, d'objets hétéroclites emportés à la hâte par ces malheureux comme des fragments précieux de leur chez-soi puis laissés en route quand l'idée même d'un chez-soi avait totalement disparu des esprits, quand d'ailleurs toute pensé avait disparu des esprits (...) Bientôt elle abandonna le landau devenu trop encombrant et fit, d'un drap noué autour de ses épaules, un berceau pour Lunita. C'est ainsi qu'elle avança, plus forte et plus libre maintenant qu'elle portait sa fillette contre son corps (...) Elle atteignit la frontière du Perthus le 23 février 1939 (et) resta quinze jours dans le camp de concentration d'Argelès-sur-mer dans les conditions que l'on sait (...)

Terrible débâcle  encadrée (si l'on veut) par les hommes de la 11èmecompagnie de Lister distribuant ça et là quelques menues poignées de riz (Notons que ce Lister là n'avait pas été le dernier - loin de là - à mener la répression contre les collectivités libertaires en Catalogne et en Aragon quelques mois plus tôt. El destino, siempre et todavia !)

Pourtant, leçon de courage et de dignité d'une mère chargée d'âme  ...

(D'ailleurs ne serait-ce pas un peu Elle, un bébé dans les bras, assise en bas à droite sur le tableau ? Mais cependant avec bien des années de moins que la femme peinte ce jour-là par Serge ... laquelle sur cette toile deviendrait une digne et juste représentation de toutes ces mères-courage ayant au cœur de l'hiver porté des jours et des kilomètres durant leur enfant dans un drap noué. Tel celui autour de son cou, peut-être ...)

... Pas Pleurer.

Nunca.

C'est soudain un grand calme.

Ma mère se tourne vers moi.

Si tu nous servais une anisette, ma chérie. Ça nous renforcerait la morale. On dit le ou la ?

On dit le. Le moral.

Une petite anisette, ma Lidia. Par les temps qui galopent, c'est une précaution qui n'est pas, si j'ose dire, surnuméraire.

Toutes traces effacées ? Heureusement non. Merci Lydie Salvayre. Oui, par les temps qui galopent, votre livre est un compagnon fichtrement saludable.

Si j'ose dire.

Bien entendu.

 

Gérard ALLIBERT

17 novembre 2014

 

Lydie Salvayre - Pas pleurer - Éditions du Seuil - 1er éd. août 2014

http://www.seuil.com/livre-9782021116199.htm : cliquer ensuite sur Extrait PDF.

 

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Commentaires
I
Un petit ajout tardif (et discret) en bas de cette page, " LE DERNIER MOT" sans doute ... que je laisse bien volontiers à son auteur. J'avais informé Lydie Salvayre de cette petite publication. Dans sa réponse elle me dit entre autres :<br /> <br /> <br /> <br /> - VOUS AVEZ RAISON DE VOUS DEMANDER SI MA MÈRE NE FIGURE PAS SUR CE TABLEAU. MA MÈRE, NOS MÈRES FIGURENT SUR TOUTES LES IMAGES DE LA GUERRE CIVILE ...
Répondre
I
Cher André, <br /> <br /> <br /> <br /> j'ai donc écrit ce nouveau petit (hi, hi) commentaire ci-dessus un peu au bout de ma (dernière) nuit. D'entrée j'y dis cependant que l'idée d'Agostino, que je reprenais donc plus que très volontiers à mon compte, était "excellente" ... car je suis bien entendu d'accord, à disons 99,99 % (me faudrait là une balance "de précision") avec ce qu'écrit Simone Weil dans cette lettre.<br /> <br /> J'ai ainsi évoqué précédemment la "haine" et la "terreur rouge" qui faisait écho à la "terreur blanche" , "l'esprit (sic) de vengeance" et ... "les horreurs de la guerre". Horreurs éternelles, qu'évoquait déjà Francisco Goyan l'espagnol aux environs de 1810.<br /> <br /> <br /> <br /> Et oui, cela demeure évidemment d'une brûlante et désespérante (les athées ont parfois un peu de mal à constituer leur part d'espérance) actualité. A l'est, à l'ouest, au sud. A l'orient.<br /> <br /> <br /> <br /> Le 0,01 % restant (qui prendrait donc beaucoup trop de place ... à cause, entre autres, de mes innombrables parenthèses :-) ) concerne (hormis quelques points de détails :-) historiques, disons ... l'intervention des nazis et des soviétiques par exemple, qui nécessiterait bien 2 ou 300 pages) concerne ainsi ce qui touche à ma part de rêve ... (et qui est sans doute en lien avec une éventuelle espérance donc) <br /> <br /> Je pense ici, au passage, à Lucien Jacques et à son crédo : "Je crois en l'homme cette ordure ...") <br /> <br /> Je pense aussi (avec quelques parenthèses de réserve) au "Bonheur fou" qui était le Giono préféré de notre ami Pierre Magnan. La figure de Giuseppe ... et celle d' Angelo, son frère pourtant. Son "frère" évidemment.<br /> <br /> <br /> <br /> C'est aussi " l'amour, l'esprit de fraternité, et surtout la revendication de l'honneur si belle chez les hommes humiliés " qu'évoque Simone Weil elle-même dans cette lettre que je ne peux balayer finalement d'un rapide revers de manche. Car sinon quoi d'une possibilité d'espérance ? ! <br /> <br /> A ce même titre (et même si je n'ai évidemment aucun goût pour "le culte de la personnalité") je ne peux accoler "désinvolture et condescendance" au nom de Durruti. Et de bien d'autres ! <br /> <br /> Simone Weil ne le ferait sans doute pas non plus (Mon frère Giuseppe n'est pas moi) Mais dans les possibles raccourcis d'une lettre ... <br /> <br /> <br /> <br /> Enfin, pour finir (un peu) j'aurais surtout bien envie de proposer à Lydia de me servir une anisette bien fraiche ... par les temps qui galopent depuis toujours, ce ne serait vraiment pas surnuméraire ! <br /> <br /> <br /> <br /> Oui, il faut lire "Pas pleurer".
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S
Quoi qu'il en ait été vraiment, réellement, dans les faits, de ce qui a été proposé à ce jeune garçon pour sauver sa peau, la lettre de Simone Weil entraîne loin, vers le haut. C'est plus en mystique de haut vol (parce qu'ancrée dans la plus dure des réalités) qu'en philosophe qu'elle signale et met le doigt, non sur la gachette, mais sur les limites à ne jamais pas dépasser, dans un camp comme dans l'autre.<br /> <br /> Son point de vue est le point de vue de Sirius, si l'on veut ; d'autant plus difficile à admettre comme étant le bon quand on se trouve, c'est le cas de le dire, dans le feu de l'action et de la haine. A un moment il faut savoir donner à l'escalade du tragique la chance de pouvoir s'arrêter.<br /> <br /> Cette lettre me paraît, hélas, être encore d'une brûlante actualité.
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S
Cher Ismaël,<br /> <br /> Tu écris : Je serais évidemment ( :-) :-) ) tenté d'adjoindre quelques "modestes" commentaires personnels à propos des considérations de Simone Weil ; je ne le ferai pas ... ici. Non pas que par humilité ( ) je me l'interdise ... mais parce que (surtout) cela risquerait de prendre (à nouveau !) beaucoup de place. <br /> <br /> <br /> <br /> L'argument ne tient pas ! il y a dans le blog autant de place que l'on veut ! Alors, si le cœur t'en dit, n'hésite pas. C'est grâce à des apports comme les tiens qu'un blog vit vraiment !<br /> <br /> <br /> <br /> Dédé.
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I
Le 5 octobre, tu publiais André un billet de ta main pour commenter une" Autre halte des réfugiés espagnols" dont tu venais de retrouver la trace et que tu mettais alors en ligne.<br /> <br /> <br /> <br /> Lorsque quelques jours auparavant tu m'avais fait part de cette (re)trouvaille et de ton intention, je t'avais alors adressé quelques notes complémentaires (originellement intitulées "Viva la muerte !") au sujet de ce drame qui à mon avis est un épisode essentiel d'une Histoire de notre Europe en gestation, mais trop méconnu ... pour diverses raisons (lesquelles notes faisaient également suite à un mien premier commentaire sur ce donc même sujet, le 29 juin au sujet d'une première "Halte" peinte par Serge)<br /> <br /> <br /> <br /> Or, il se trouve qu'ayant parfois ( :-) ) du mal à faire court, mes "notes" de ce 5 octobre étaient (quantitativement) plus étendues que ton texte de départ. <br /> <br /> <br /> <br /> Mais ce que je trouvais particulièrement amusant ( et intéressant !) c'est que la traduction (en italien donc) d'Agostino Forte qui suivait nos contributions était elle-même encore plus étendue que nos deux textes réunis ! ... puisqu'il avait eu l'excellente idée d'y annexer (en Italien toujours) le texte de la fameuse lettre adressée par la philosophe Simone Weil (1909-1943) à Bernanos.<br /> <br /> <br /> <br /> Je serais évidemment ( :-) :-) ) tenté d'adjoindre quelques "modestes" commentaires personnels à propos des considérations de Simone Weil; je ne le ferai pas ... ici. Non pas que par humilité ( ) je me l'interdise ... mais parce que (surtout) cela risquerait de prendre (à nouveau !) beaucoup de place.<br /> <br /> <br /> <br /> Car, tout "philosophique" qu'il soit ce témoignage (dont on ressent évidemment les éléments de la quotidienne et terrible réalité quant à ... la nature humaine, disons) (qui plus est "en temps de guerre" !) ce témoignage (à noter que Simone Weil ne parlait pas le catalan et que donc les paroles de Durruti lui ont, ultérieurement, été traduites) est également, par nature, un "point de vue" personnel (il existe ainsi d'autres témoignages décrivant d'une manière quelque peu différente la scène du jeune phalangiste exécuté ... même si pour la victime le résultat est le même ! Ce n'est pas d'intégrer sa Colonne combattante que Durruti aurait proposé à ce prisonnier qui semble-t-il n'avait pas même 18 ans, mais de jurer de ne plus reprendre les armes contre-eux ... ce que, par solidarité avec ses camarades plus âgés pareillement détenus, et dont le sort fatal était déjà scellé, le jeune enrôlé allait effectivement refuser de faire) <br /> <br /> <br /> <br /> D’ailleurs, pour ceux que le sujet pourrait intéresser, et qui aimeraient avoir un autre éclairage d'un témoin de cette moderne tragédie antique, je citerai (entre autres) l' "Hommage à la Catalogne" de Georges Orwell, lui même un temps engagé dans les Brigades internationales.<br /> <br /> <br /> <br /> Mais bon, si j'évoque ici Bernanos et Simone Weil c'est évidemment en écho au livre de Lydie Salvayre ... et que je me dis, qu'après donc sa version italienne, c'est plutôt un très bon endroit pour y donner à son tour à lire de cettre lettre la version originale ... si j'ose dire !<br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> * * *<br /> <br /> * * * <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> <br /> Monsieur,<br /> <br /> <br /> <br /> Quelque ridicule qu'il y ait à écrire à un écrivain, qui est toujours , par la nature de son métier, inondé de lettres, je ne puis m'empêcher de le faire après avoir lu Les Grands Cimetières sous la lune. Non que ce soit la première fois qu'un livre de vous me touche ; le Journal d'un curé de campagne est à mes yeux le plus beau, du moins de ceux que j'ai lus, et véritablement un grand livre. Mais si j'ai pu aimer d'autres de vos livres, je n'avais aucune raison de vous importuner en vous l'écrivant. Pour le dernier, c'est autre chose ; j'ai eu une expérience qui répond à la vôtre, quoique bien plus brève, moins profonde, située ailleurs et éprouvée, en apparence - en apparence seulement -, dans un tout autre esprit.<br /> <br /> <br /> <br /> Je ne suis pas catholique, bien que - ce que je vais dire doit sans doute sembler présomptueux à tout catholique, de la part d'un non-catholique mais je ne puis m'exprimer autrement - bien que rien de catholique, rien de chrétien ne m'ait jamais paru étranger. Je me suis dit parfois que si seulement on affichait aux portes des églises que l'entrée est interdite à quiconque jouit d'un revenu supérieur à telle ou telle somme, peu élevée, je me convertirais aussitôt. Depuis l'enfance, mes sympathies se sont tournées vers les groupements qui se réclamaient des couches supérieures de la hiérarchie sociale, jusqu'à ce que j'aie pris conscience que ces groupements sont de nature à décourager toute ces sympathies. Le dernier qui m'ait inspiré quelque confiance, c'était la CNT espagnole. J'avais un peu voyagé en Espagne - assez peu - avant la guerre civile, mais assez pour ressentir l'amour qu'il est difficile de ne pas éprouver envers ce peuple ; j'avais vu dans le mouvement anarchiste l'expression naturelle de ses grandeurs et de ses tares, de ses aspirations les plus et les moins légitimes. La CNT, la FAI étaient un mélange étonnant, où on admettait n'importe qui, où, par la suite, se coudoyaient l'immoralité, le cynisme, le fanatisme, la cruauté mais aussi l'amour, l'esprit de fraternité, et surtout la revendication de l'honneur si belle chez les hommes humiliés ; il me semblait que ceux qui venaient là animés par un idéal l'emportaient sur ceux que poussait le goût de la violence et du désordre. En juillet 1936, j'étais à Paris, je n'aime pas la guerre ; mais ce qui m'a toujours fait le plus horreur dans la guerre, c'est la situation de ceux qui se trouvent à l'arrière. Quand j'ai compris que, malgré tous mes efforts, je ne pouvais m'empêcher de participer moralement à cette guerre, c'est-à-dire de souhaiter tous le séjours, toute les heures, la victoire des uns, la défaites des autres, je me suis dit que Paris était pour moi l'arrière, et j'ai pris le train pour Barcelone dans l'intention de m'engager. C'était au début d'août 1936. […]<br /> <br /> <br /> <br /> J'ai quitté l'Espagne malgré moi avec l'intention d'y retourner ; par la suite, c'est volontairement que je n'en ai rien fait. Je ne sentais plus aucune nécessité intérieure de participer à une guerre qui n'était plus, comme elle m'avait paru être au début, une guerre de paysans affamés contre les propriétaires terriens et un clergé complice des propriétaires, mais une guerre entre la Russie, l'Allemagne et l'Italie.<br /> <br /> <br /> <br /> J'ai reconnu cette odeur de guerre civile, de sang, et de terreur que dégage votre livre ; je l'avais respirée. Je n'ai rien vu de certaines des histoires que vous racontez, ces meurtres de vieux paysans, ces ballilas faisant courir des vieillards à coups de matraques. Ce que j'ai entendu suffisait pourtant. J'ai failli assister à l'exécution d'un prêtre ; pendant les minutes d'attente, je me demandais si j'allais regarder simplement, ou me faire fusiller moi-même en essayant d'intervenir ; je ne sais pas encore ce que j'aurais fait si un hasard heureux n'avait empêché l'exécution.<br /> <br /> <br /> <br /> Combien d'histoires se pressent sous ma plume… Mais ce serait trop long ; et à quoi bon ? Une seule suffira. J'étais à Sitgès quand sont revenus, vaincus les miliciens de l'expédition de Majorque. Ils avaient été décimés. Sur quarante jeunes garçons partis de Sitgès, neuf étaient morts. On ne le sut qu'au retour des trente et un autres. La nuit même qui suivit, on fit neuf expéditions punitives, on tua neuf fascistes ou soi-disant tels, dans cette petite ville où, en juillet, il ne s'était rien passé. Parmi ces neufs,un boulanger d'une trentaine d'années, dont le crime était, m'a-t'on dit, d'avoir appartenu à la milice des « somaten » ; son vieux père, dont il était le seul enfant et le seul soutien, devint fou. Une autre encore : en Aragon, un petit groupe international de vingt-deux miliciens de tous les pays prit, après un léger engagement, un jeune garçon de quinze ans, qui combattait comme phalangiste. Aussitôt pris, tout tremblant d'avoir vu tuer ses camarades à ses côtés, il dit qu'on l'avait enrôlé de force. On le fouilla, on trouva sur lui une médaille de la Vierge et la carte de phalangiste ; on l'envoya à Durruti, chef de la colonne, qui après lui avoir exposé pendant une heure les beautés de l'idéal anarchiste, lui donna le choix entre mourir et s'enrôler immédiatement dans les rangs de ceux qui l'avaient fait prisonnier, contre ses camarades de la veille. Durruti donna à l'enfant vingt-quatre heures de réflexion ; au bout de vingt-quatre heures, l'enfant dit non et fut fusillé. Durruti était pourtant à certains égards un homme admirable. La mort de ce petit héros n'a jamais cessé de me peser sur la conscience, bien que je ne l'aie apprise qu'après coup. Ceci encore : dans un village que rouges et blancs avaient pris, perdu, repris, reperdu, je ne sais combien de fois, les miliciens rouges, l'ayant repris définitivement, trouvèrent dans les caves une poignée d'êtres hagards, terrifiés et affamés, parmi lesquels trois ou quatre jeunes hommes. Ils raisonnèrent ainsi : si ces jeunes hommes, au lieu d'aller avec nous la dernière fois que nous nous sommes retirés, sont restés et ont attendu les fascistes, c'est qu'ils sont fascistes. Ils les fusillèrent donc immédiatement, puis donnèrent à manger aux autres et se crurent très humains. […]<br /> <br /> <br /> <br /> Mais les chiffres ne sont peut-être pas l'essentiel en pareille matière. L'essentiel, c'est l'attitude à l'égard du meurtre. Je n'ai jamais vu, ni parmi les Espagnols, ni même parmi les Français venus soit pour se battre, soit pour se promener - ces derniers le plus souvent des intellectuels ternes et inoffensifs - je n'ai jamais vu personne exprimer même dans l'intimité de la répulsion, du dégoût ou seulement de la désapprobation à l'égard du sang inutilement versé. Vous parlez de la peur. Oui, la peur a eu une part dans ces tueries ; mais là où j'étais, je ne lui ai pas vu la part que vous lui attribuez. Des hommes apparemment courageux - au milieu d'un repas plein de camaraderie, racontaient avec un bon sourire fraternel combien ils avaient tué de prêtres ou de « fascistes » - terme très large. J'ai eu le sentiment, pour moi, que lorsque les autorités temporelles et spirituelles ont mis une catégorie d'êtres humains en dehors de ceux dont la vie a un prix, il n'est rien de plus naturel à l'homme que de tuer. Quand on sait qu'il est possible de tuer sans risquer ni châtiment ni le blâme, on tue ; ou du moins on entoure de sourires encourageants ceux qui tuent. Si par hasard on éprouve d'abord un peu de dégoût, on le tait et bientôt on l'étouffe de peur de paraître manquer de virilité. Il y a là un entraînement, une ivresse à laquelle il est impossible de résister sans une force d'âme qu'il me faut bien croire exceptionnelle, puisque je ne l'ai rencontrée nulle part. J'ai rencontré en revanche des Français paisibles, que jusque-là je ne méprisais pas, qui n'auraient pas eu l'idée d'aller eux-mêmes tuer, mais qui baignaient dans cette atmosphère imprégnée de sang avec un visible plaisir. Pour ceux-là je ne pourrai jamais avoir à l'avenir aucune estime.<br /> <br /> <br /> <br /> Une telle atmosphère efface aussitôt le but même de la lutte. Car on ne peut formuler le but qu'en le ramenant au bien public, au bien des hommes - et les hommes sont de nulle valeur. Dans un pays où les pauvres sont, en très grande majorité, des paysans, le mieux-être des paysans doit être un but essentiel pour tout groupement d'extrême gauche ; et cette guerre fut peut-être avant tout, au début, une guerre pour et contre le partage des terres. Eh bien, ces misérables et magnifiques paysans d'Aragon, restés si fiers sous les humiliations, n'étaient même pas pour les miliciens un objet de curiosité. Sans insolences, sans injures, sans brutalité - du moins je n'ai rien vu de tel, et je sais que vol et viol, dans les colonnes anarchistes, étaient passibles de la peine de mort - un abîme séparait les hommes armés de la population désarmée, un abîme tout à fait semblable à celui qui sépare les pauvres et les riches. Cela se sentait à l'attitude toujours un peu humble, soumise, craintive des uns, à l'aisance, la désinvolture, la condescendance des autres.<br /> <br /> <br /> <br /> On part en volontaire, avec des idées de sacrifice, et on tombe dans une guerre qui ressemble à une guerre de mercenaires, avec beaucoup de cruautés en plus et le sens des égards dus à l'ennemi en moins.<br /> <br /> <br /> <br /> Je pourrai prolonger indéfiniment de telles réflexions, mais il faut se limiter. Depuis que j'ai été en Espagne, que j'entends, que je lis toutes sortes de considérations sur l'Espagne, je ne puis citer personne, hors vous seul, qui à ma connaissance, ait baigné dans l'atmosphère de la guerre espagnole et y ait résisté. Vous êtes royaliste, disciple de Drumont - que m'importe ? Vous m'êtes plus proche, sans comparaison, que mes camarades de milices d'Aragon - ces camarades que, pourtant, j'aimais.<br /> <br /> <br /> <br /> Ce que vous dites du nationalisme, de la guerre, de la politique extérieure française après la guerre m'est également allé au coeur. J'avais dix ans lors du traité de Versailles. Jusque-là j'avais été patriote avec toute l'exaltation des enfants en période de guerre. La volonté d'humilier l'ennemi vaincu, qui déborda partout à ce moment (et dans les années qui suivirent) d'une manière si répugnante, me guérit une fois pour toutes de ce patriotisme naïf. Les humiliations infligées par mon pays me sont plus douloureuses que celles qu'il peut subir.<br /> <br /> <br /> <br /> Je crains de vous avoir importuné par une lettre aussi longue. Il ne me reste qu'à vous exprimer ma vive admiration.<br /> <br /> <br /> <br /> S. WEIL.
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